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Le blog de François MUNIER

Béni-Mellal. Médinat-ou-Daï. Hespéris 1926 (1/4)

19 Décembre 2023 , Rédigé par François MUNIER Publié dans #Maroc, #Histoire, #Afrique du Nord, #Moyen-Âge, #Béni-Mellal

Il y a une vingtaine d'années, des amis m'ont donné une copie de la revue Hespéris, avec un long article d'Émile-Félix Gautier sur Béni Mellal et Médinat-ou-Daï, ville qui l'aurait précédée.

L'auteur tente de démêler le vrai du faux dans les légendes locales et conclut par sa foi dans le développement du Maroc colonial.

Cette revue est partiellement en ligne sur Gallica et plus complètement sur Hespéris-Tamuda (site marocain).

J'ai inséré en rouge l'orthographe actuelle de certains noms propres, pour faciliter les recherches.

J'ai complété avec des photos personnelles ou des cartes postales anciennes.

Béni-Mellal. Médinat-ou-Daï. Hespéris 1926 (1/4)

Tout le monde sait que le Sebou a passé longtemps pour le premier fleuve du Maroc. Dans ces toutes dernières années seulement on s’est aperçu, avec surprise, que l’Oumm-er-Rebia était beaucoup plus important. La direction des Travaux Publics a bien voulu me communiquer les chiffres suivants, sur lesquels il me semble qu’il faut attirer l’attention, même s’ils ont été, comme il est probable,déjà publiés ailleurs.

« Ces chiffres sont les résumés des courbes obtenues pendant ces dernières années aux stations de jaugeage de Mechra-ben-Abbou sur l’Oumm-er-Rebia et Mechra-bel-Ksiri sur le Sebou. »

 

OUMM-ER REBIA

SEBOU

Étiage le plus bas connu.

35 m3 par seconde

12 m3

Étiage ordinaire

40 m3

24 m3

Débits de crues dépassant

1.000 m3

3.000 m3

L’Oumm-er-Rebia a donc un débit double et, souvent triple. Et notez qu’il est bien plus régulier; il a moins le caractère d’un oued : puisqu’il a un écart bien moindre entre les maigres et les crues. C’est lui qui est le grand fleuve, contre l’opinion commune. Ces chiffres incontestables sont presque stupéfiants : ils choquent une idée reçue et presque la vraisemblance.

Je sais bien que le Sebou, dans son cours inférieur a une pente presque nulle; à 250 km. de son embouchure il coule à 25 m. seulement au-dessus du niveau de la mer. L’Oumm-er-Rebia garde jusqu’à l’Océan des allures de torrent : à 240 km. de son embouchure il coule à 250 m. : c’est une pente dix fois plus forte que celle du Sebou. Il suffit de renvoyer aux belles études de M. Célérier (1). Il s’ensuit que le Sebou est dans son cours inférieur, sur un long par cours, le seul fleuve navigable non seulement du Maroc, mais du Maghreb.

Ce n’est pas le seul fait pourtant qui ait provoqué dans l’imagination, en faveur du Sebou, une présomption d’importance. Le Sebou est le fleuve de Fez, la grande métropole du Maroc septentrional. La grande métropole du midi, Merrakech, (Marrakech) n’a absolument rien à voir avec l’Oumm-er-Rebia. Dans la vallée tout entière de l’Oumm-er-Rebia de la source à l’embouchure il n’y a pas trace d’une grande cité historique. Azemmour, qui est à l’embouchure, est un port quelconque, entre plusieurs autres sur la côte de l’Océan, plutôt moins important que ses voisins immédiats, sans passé autre que Portugais, sans lien apparent avec la vallée. Ce fait négatif va à l’encontre d’un préjugé occidental. Dans nos habitudes d’esprit un fleuve, sur les bords duquel aucune vie urbaine n’est née, ne doit pas être un grand fleuve. Une énorme masse d’eau, qui récèle en puissance tant de vie humaine, et qui cependant coule depuis des millénaires entre des rives désertes; et cela dans un pays qui a une vieille civilisation! il y a là quelque chose qui choque notre imagination occidentale.

1Cellérier, Les merjas de la plaine du Sebou, Hespéris, II, 192a. — Célérier et Charton, Profils en long des cours d'eau marocains, Annales de Géographie, i5 mai 1924, p. 289.

Vue prise vers le sud.

Vue prise vers le sud.

Oum-er-Rbia

Sebou

Source : Wikipedia

Vue de Béni-Mellal en 1945

Vue de Béni-Mellal en 1945

Médinat-ou-Daï.

On pourrait croire que les indigènes eux-mêmes sentent confusément cette absurdité. En tout cas il existe à Beni-Mellal des traditions légendaires sur une grande métropole disparue de J’Oumm-er-Rebia, à laquelle on donne le nom de Médinat-ou-Daï. Ces traditions ont été recueillies par M. le commandant Tarrit, qui dirige le bureau des renseignements à Beni-Mellal. Je n’ai fait que jeter un coup d’œil rapide sur ses notes, qu’il publiera sans doute quelque jour; mais il a bien voulu m’autoriser à utiliser les documents, manuscrits qu’il m'a communiqués.

Voici les grandes lignes de la légende, telle qu’on la raconte à Beni-Mellal.

Médinat-ou-Daï était une ville immense. On indique sur le terrain ses limites précises qui lui donneraient une soixantaine de kilomètres de diamètre; cette superficie immense aurait été enclose d’une muraille continue. De cette prodigieuse cité ne reste-t-il rien aujourd’hui? Si : il reste les ruines de Tagraret, et le minaret de Sidi Ahmed Belcassem. Les ruines de Tagraret n’ont jamais été étudiées, ce qui est regrettable; rien ne permet de croire d’ailleurs qu’elles soient extrêmement intéressantes; elles sont en tout cas une réalité solide.. On les trouvera portées sur la carte provisoire au 200.000 e, feuille de Tadla, à une douzaine de kilomètres au nord de Beni-Mellal. Elles se trouvent sur l’oued Derna, un gros affluent de l’Oumm-er-Rebia, à deux kilomètres environ de la rive gauche. M. le commandant Tarrit a reconnu les débris d’un ancien barrage sur l’oued Derna. point de départ d’un système ruiné de canalisations, qui aboutissait à Tagraret. Ce Tagraret, qui est pourtant une petite réalité indéniable, aurait été le cœur de la légendaire et gigantesque Médinat-ou-Daï. Notez qu’il y a aujourd’hui encore un oued Daï ou Deï, qui est la rivière même de Beni-Mellal.

Le minaret de Sidi-Ahmed-Belcassem surmonte aujourd’hui le tombeau de ce santon, fondateur d’une zaouïa importante, dans la banlieue et à proximité de Beni-Mellal. C’est un joli petit minaret, qui mériterait l’attention d’un archéologue. C’est lui aussi une réalité palpable, que les traditions rattachent à la cité fantôme. Cette cité fantôme est donc bien localisée dans l’espace, et elle l’est aussi dans le temps. Tagraret aurait été construite par Youçof ben Tachfin (Youssef ben Tachfine) au VIe siècle de l’hégire, et Médinat-ou-Daï aurait été détruite par le même Youçof ben Tachfin, le fameux sultan Almoravide. C’est lui aussi, avec ses Lemtouna, qui aurait construit le minaret de Sidi-Ahmed-Belcassem. C’est pour cela, explique la tradition, que ce minaret ressemble à celui de la Koutoubia et à la tour Hassan. Tout le monde sait que le minaret de la Koutoubia et la tour Hassan sont almohades et non pas almoravides. La mémoire historique des Marocains n’en est pas à une confusion de ce genre près.

Dans le récit des événements qui ont entraîné la destruction de Médinat-ou-Daï l’imagination populaire se donne librement carrière. Une princesse chérifienne fut enlevée par un corsaire Hindou? ou peut-être faut-il traduire un corsaire des Antilles? (bled-el-Hind).

Youçof ben Tachfin reçut cette fâcheuse nouvelle en son palais de Tagraret. II partit aussitôt, à' la tête de ses armées, il alla jusqu’au bled-el-Hind, il délivra la princesse et la ramena au Maroc. Mais pendant son absence, qui avait duré cinq ans, son fils avait été proclamé sultan par les oulémas de Médinat-ou-Daï. Le fils se jeta aux pieds du père irrité et rejeta la faute sur les oulémas. Youçof-ben-Tachfin en fit mettre à mort 500. La tradition a gardé le souvenir du point précis où l’exécution eut lieu, près du palais actuellement occupé par le pacha de Beni-Mellal; comme aussi du point précis où les victimes furent enterrées. Le tombeau de l’un d’eux, qui s’appelait Imam Chadeli, se voit encore aujourd’hui dans un bosquet d’oliviers, et il est entouré de la vénération publique.

Dans ce roman de chevalerie il se pourrait bien après tout qu'il y ait un point solide. Une exécution en masse de notables enterrés sur place, dans des tombeaux vénérés, il est bien possible que ce soit un fait réel, qui aurait ancré la mémoire d’Youçof ben Tachfin dans une tradition par ailleurs absurde.

Il faut noter deux autres aspects traditionnels de Médinat-ou-Daï. C’était une ville minière importante. Un peu au nord de Béni-Mellal, à l’orée de la montagne en face de Kasbah Tadla, en un certain point nommé Kef Sebaa, les indigènes montrent une petite caverne, gardée bien entendu par les djinns, auprès de laquelle on verrait encore les vestiges d’une fonderie de minerai, traces charbonneuses, cendres, scories. D’après la tradition, le cuivre de Médinat-ou-Daï serait allé s’embarquer pour l’Angleterre (?) au port rifain (?) de Nokour (près Alhucemas).

Enfin Médinat-ou-Daï était une ville à demi-juive. Un calembour étymologique en fait Médinat Yhoudaï, la ville des Juifs : (Yhoudaï est la prononciation chleuh de Yhoudi). Encore aujourd’hui les Juifs tiennent une grande place à Béni Mellal; et ils semblent anciennement enracinés dans toute la région; ils y ont çà et là, comme les Musulmans, leurs tombes de santons vénérés, leurs lieux sacrés, où ils font périodiquement des sacrifices rituels médiocrement orthodoxes. (Àïn Acerdoun (Aïn Asserdoun) par exemple dans la banlieue de Béni Mellal.) Un centre de transactions commerciales, comme est aujourd’hui Beni-Mellal, et comme aurait été Médinat-ou-Daï, attire nécessairement les Juifs.

On sait d’ailleurs que dans le Moyen-Atlas et dans la partie attenante du Sahara le judaïsme et même le christianisme ont été éliminés par l’Islam bien plus tardivement qu’ailleurs.

Voilà, j’imagine, la substance des traditions qui ont été recueillies par M. le commandant Tarrit sur Médinat-ou-Daï, l’ancêtre .glorieux et légendaire de Beni Mellal. Vis-à-vis de ces traditions quelle attitude faut-il prendre?

Ibn Khaldoun1, citant et critiquant Maçoudi, mentionne « une ville de cuivre Médinat-en-Nahas..construite entièrement en cuivre ». Elle serait « dans le désert de Sidjilmessa », c’est-à-dire dans le sud du Maroc. M. le commandant Tarrit, si j’interprète correctement ses notes, ne serait pas éloigné d’admettre une assimilation vague entre Médinat-ou-Daï, la grande mine de cuivre sud-marocaine, et Médinat-en-Nahas : je n’oserais pas le suivre jusque là. Il est difficile de ne pas sympathiser avec Ibn Khaldoun accablant de son ironie le naïf Maçoudi, qui admet la réalité de Médinat-en-Nahas. « Les métaux, dit-il avec son sens critique habituel, s’emploient tout au plus à fabriquer des vases et des ustensiles domestiques; mais dire qu’on ait construit une ville de ces matières, c’est là évidemment une asserion invraisemblable et absurde. » 11 est clair en effet que les traditions géographiques Arabes sont pleines de cités fantastiques, parfaitement inexistantes. Fauf-il ranger Médinat-ou-Daï dans cette catégorie, en compagnie de Médinat-en-Nahas ?

C’est le premier mouvement, mais je ne suis pas sur que ce soit le bon. La solution est tout de même trop simple. Sous l’excroissance fantastique des traditions populaires il y a souvent un fond de réalité, qu’on peut arriver à exhumer. Dans un pays comme le Maroc rejeter a priori les vieilles légendes, sans examen, c’est peut-être tarir une source intéressante de renseignements.

Dans le cas de Médinat-ou-Daï on n’a pas le droit, j’imagine, de passer condamnation, sans autre forme de procès, avant d’avoir à tout le moins parcouru la vie de Youçof ben Tachfin, telle que les chroniqueurs arabes nous la font connaître. Et si on le fait je crois bien qu’on entrevoit des indices assez sérieux d’une réalité d’ailleurs modeste, sous la fantasmagorie de Médinat-ou-Daï.

1Prolégomènes, traduction, I, p. 76.

Afflux de touristes et promeneurs à Aïn Asserdoun

Afflux de touristes et promeneurs à Aïn Asserdoun

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