Béni-Mellal. Médinat-ou-Daï. Hesperis 1926 (3/4)
Fichtala-Tefza.
Beni-Mellal d’ailleurs ne semble pas avoir été l’héritière directe de Medinat-ou-Daï. Léon l’Africain ne connaît pas Beni-Mellal, pas plus d’ailleurs que Medinat-ou-Daï. Comme capitale du Tadla il nomme Tefza. Et il ne parle pas par ouï dire. Il a assisté lui-même à un siège de Tefza par les troupes du Sultan. A deux milles de Tefza, (évidemment au Sud), il met une autre petite ville de nom très voisin Efza, où il a séjourné lui-même.
Qu’est-ce que Tefza? Là-dessus les commentateurs ont discuté, mais je n’ai pas l’impression qu’ils aient fait la lumière (1). C’est tout naturel. Aujourd’hui seulement nous pouvons lire Léon l’Africain en connaissance de cause, avec une bonne carte sous les yeux. Les commentateurs ont voulu identifier Tefza, cette capitale du Tadla au xvi® siècle, avec l’une ou l’autre de ses capitales actuelles, Beni- Mellal ou Kasba-Tadla. Il me semble impossible de les suivre.
Efza est bien connu. Marmol nous dit expressément qu’un autre nom d’Efza est Fichtala. Léon était à Efza en 1510. Trente-cinq ans plus tard en 1545, au moment où les premiers saadiens entrent en lutte avec les derniers Mérinides, c’est Fichtala qui est la capitale du Tadla, d’après D. de Torrès, résumé en ces termes par Cour (2). « le sultan mérinide vaincu... fut rejoint au gué de l’oued Derna, et emmené prisonnier au Maroc... Le gouverneur de Fichtala ouvrit ses portes... Toutes les places de la province de Tadla l’imitèrent. »
Ainsi c’est Fichtala qui est au XVIe siècle le centre politique et militaire du Tadla. Et Fichtala pour Marmol est un autre nom d’Efza (le nom de la tribu évidemment, qui est au Maroc le doublet habituel du nom de lieu). Pour Marmol, Efza est à peine autre chose qu’une banlieue, une dépendance de Tefza. Et pour Léon aussi puisqu’il met entre les deux la distance insignifiante de deux milles. Et notez qu’au moment du siège il a parcouru lui-même, de sa personne, ces deux milles là; il sait de quoi il parle.
Fichtala existe toujours. C’est une oliveraie et un petit Ksar à mi-chemin entre Beni-Mellal et l’Oued Derna, à sept ou huit kilomètres, deux milles italiens si l’on veut, en tout cas deux lieues françaises, au sud de cet oued. Or Léon nous dit que l’oued Derna coule entre Efza et Tefza. Il semble donc difficile de mettre Tefza ailleurs que sur le Derna, sur sa rive droite. En ce point précis, au débouché sur la plaine des magnifiques canyons du Derna, une oliveraie déchue, où nous avons installé un poste français, porte le nom de Taghzit. Cela pourrait bien être le nom même que Léon orthographie Tefza. Le gh est notre graphie algérienne pour le raïn, qui n’existe pas dans nos alphabets occidentaux, et qu’on peut imaginer rendu par une autre consonne. On sait d’ailleurs combien l’orthographe de Léon est fantaisiste.
C’est justement entre le Derna et le Daï que la tradition place Medinat-ou-Daï. C’est exactement là que s’étire aujourd’hui, au contact de la montagne et de la plaine, un chapelet à grains serrés de bourgades et d’oliveraies, Taghzit, Fichtala, Foum-el-Anseur, Adouz, Beni-Mellal.
Ce chapelet d’oliveraies constituait au haut moyen-âge le Daï, Hisn-Daï, Medinat-ou-Daï; et c’était le centre humain du Tadla. Il l’est resté après Youçof-ben-Tachfin. Mais le nom de Daï s’est effacé. Taghzit, Fichtala, Beni-Mellal ont pris successivement la prééminence.
1 Voir Massignon : Le Maroc dans les premières années du XVIe siècle, p. 206. — Léo Africanus, édition anglaise de Robert Brown, 1896, t. II, p. 388.
2 L’établissement des dynasties des Chérifs au Maroc, par Auguste Cour, Paris, Leroux, 1904, p. 71, d’après D. de Torrès, p. 166 et suiv.
Kasba Tadla.
Aujourd’hui la vallée de l’Oumm-er-Rebia, dans sa traversée du Tadla, a deux capitales. L’une est Beni-Mellal. L’autre est Kasba Tadla.
Je croirais volontiers que Beni-Mellal est la seule des deux qui ait un passé lointain.
C’est d’abord ce que suggérerait l’aspect du terrain. Kasba Tadla est sur les bords même de l’Oumm-er-Rebia, au point où un gué et sur tout un pont, monumental pour le Maroc, en facilitent le passage. Le pont est gardé par une très belle Kasba, une forteresse militaire, bâtisse officielle, d’ailleurs très pittoresque. Aussi bien Kasba Tadla n’est-il pas un nom à proprement parler, c’est une périphrase, puisque cela signifie la Kasba du Tadla. Franchir l’Oumm-er-Rebia n’est pas une petite affaire pour une armée; on conçoit très bien que le gouvernement des sultans ait construit un pont, et en ait assuré la garde. A l’ombre de la Kasba un marché est installé, comme il est naturel; mais, ce marché à part, quelques noualas et quelques masures en ruines méritent à peine le nom d’agglomération urbaine. Il n’y a rien de comparable avec le beau Ksar, le gros bourg de Beni-Mellal. C’est qu’en effet dans ces régions la naissance spontanée et la prospérité persistante d’un gros bourg supposent à la base des ressources alimentaires propres, représentées par une auréole étendue de jardins. Kasba Tadla n’a pas un jardin, pas un arbre, et elle ne peut pas en avoir, parce quelle n’a pas d’eau, utilisable. Cela paraît absurde sur les bords du plus grand fleuve marocain. Mais le lit de l’Oumm-er-Rebia, cet énorme torrent, puissant et rapide, s’est enfoncé profondément dans la plaine, entre des terrasses étagées; il coule à plusieurs dizaines de mètres au-dessous du niveau de la plaine. Pour l’utiliser il faudrait des études serrées d’ingénieurs, la construction et l’extension de digues énormes et d’une canalisation à longue distance. Tout cela dépasse infiniment les possibilités d’une tribu berbère, d’un gouvernement de sultan marocain, «et d’une société musulmane; surtout dans un pays comme le Tadla ou le morcellement et l’insécurité sont millénaires.
En fait, au Tadla, on ne voit nulle part au bord du fleuve les grosses bourgades indigènes de développement spontané. Elles sont ailleurs, à l’orée du Moyen-Atlas. C’est là seulement qu’elles ont rencontré des conditions favorables à leur naissance. Les masses calcaires du Moyen-Atlas engloutissent dans leurs fissures l’eau de leurs pluies et de leurs neiges. Ils la restituent en bas, en bordure de la plaine, sous forme de grosses sources vauclusiennes. Les alluvions fertiles de la plaine s’étendent en contrebas de ces sources. Une canalisation rudimentaire suivant la pente naturelle du terrain suffit à en répartir l’eau entre les jardins. Ce sont les seules conditions dans lesquelles une société comme la marocaine puisse organiser une irrigation financièrement intéressante.
La façade de l’Atlas sur le Tadla est en effet jalonnée de bourgades, chacune assise sur sa source et entourée de son oliveraie. Elles sont bien plus denses qu’ailleurs précisément dans la zone du Daï, entre le Derna et Beni-Mellal. C’est le Derna lui-même débouchant en contre- haut de la plaine qui offre la plus grande masse d’eau utilisable. Mais immédiatement après lui la source de Beni-Mellal est de beaucoup la plus importante.
Kasba Tadla est bien différente. Un pont gardé par une guérite. Quelques arpents dans l’immense plaine uniforme du Tadla, individualisés par un sultan dans un but stratégique. Il n’y a rien là qui doive faire naître dans l’esprit une présomption d’antiquité. Jusqu’ici en effet, sous bénéfice d’inventaire, on ne voit rien dans le passé de Kasba Tadla qui remonte au-delà du grand sultan Mouley Ismaïl, le contemporain de Louis XIV.
Cartes postales anciennes de Kasba Tadla
Mouley Ismaïl.
Sur le Maroc du XVIIe et du XVIIIe siècle naturellement nous sommes bien plus documentés que sur celui du XIe siècle, il y a des sources espagnoles et portugaises, des chroniques arabes non traduites. Je suis bien loin de les avoir consultées toutes. Il est.vrai que cette masse de documents a été résumée et mise au point par M. Cour (1). A feuilleter un peu sommairement le livre de Cour, la traduction d’Ez-Ziani par Houdas (2), et la traduction du Nozhet-el-Hadi par le même (3), la création récente de Kasba Tadla semble assez bien attestée. On sait déjà que Fichtala, c’est-à-dire la région du Daï, était encore le centre du Tadla au milieu du XVIe siècle.
Un siècle après, nous voyons apparaître pour la première fois Kasba Tadla. Vers 1687, d’après Ez-Ziani, Moulai Ismaïl fait construire la « Kasba du Tadela ». Il y met une garnison d’Abids (sa fameuse armée noire) ; on nous donne des précisions sur cette garnison ; elle se com posait de mille cavaliers (4). En 1700, lorsque « le sultan Ismaïl partagea ses États entre ses fils les plus âgés; l’héritier présomptif, Ahmed Eddehebi (Ahmed le doré) (ne pas confondre avec le sultan saadien homonyme), eut la province de Tadela avec un corps de trois mille Abids sous ses ordres; il devait résider dans la Kasba du Tadela, que le sultan lui avait ordonné d’agrandir; mais il préféra bâtir à côté une seconde Kasba plus grande que la première. Il fit édifier son palais dans la nouvelle citadelle, où il construisit une mosquée plus grande que celle que son père avait élevée » (5). Le chroniqueur ne parle pas du pont, que la tradition populaire attribue à Ismaïl. Il est bien probable qu’elle a raison. La Kasba n’a plus de sens sans le pont dont elle assure la garde.
Ismaïl a eu une politique, ou plutôt une stratégie de citadelles. Outre Kasba Tadla il en construisit, au dire du chroniqueur, une série d’autres, qui paraissent jalonner la route directe de Fez à Marrakech par la vallée de l’Oumm-er-Rebia; (Adkhisan, Aïn Leuh, Azrou) et d’une façon plus générale le pourtour du Moyen-Atlas (6) (Kasbat-el-Maghzen sur la Moulouyâ).
Le Moyen-Atlas fut une des grosses préoccupations d’Ismaïl : le Moyen-Atlas tout entier, et non plus seulement le Fazaz, qui est d’ailleurs souvent mentionné par ez-Zéïani. La dynastie chérifienne dont Moulaï Ismaïl est le souverain le plus brillant avait son origine au Tafilalelt; et elle régnait à Fez. La libre communication entre les deux semble avoir été une préoccupation essentielle d’Ismaïl : c’est toute la question du Moyen-Atlas. Le sultan semble avoir compté sur son réseau de citadelles pour affamer les montagnards et les amener à composition (7). En 1693 il y eut pourtant une grande expédition contre les Berbères du Moyen-Atlas; qui se termina par un nombre prodigieux de têtes coupées, accrochées aux murailles de Meknès, Ismaïl avait encerclé le Moyen-Atlas avec trois corps d’armée, l’un au Sahara, l’autre sur la haute Moulouya, et le troisième à Kasba-Tadla (8).
La Kasba-Tadla que nous avons sous les yeux est évidemment celle d’Ahmed-le-doré, à peu près telle quelle. Le gouvernement des sultans l’a entretenue, ce qui est déjà beaucoup; il n’a pas pu y faire naître de la vie.
1 L’établissement des dynasties des Chérifs au Maroc, par Auguste Cour, Paris, Le roux, 1904. ' •
2 Le Maroc de 1631à 1812, de... Z Zia ni, Paris, Le roux, 1896.
3 Noether le-Hadi, trad. Houdas, Le roux, 1889.
4 Ez-Ziani, p. 41.
5 Ez-Zeïani, p. 47
6 Id., p. 37, 39, 41
7 ld., p. 38, 39
8 ld., p. 44.