L'Iran (Perse) vu par Élisée Reclus (1864). L'élevage et l'artisanat
15 Mai 2018 , Rédigé par François MUNIER Publié dans #Iran
Pages 304 à 307
Les populations nomades sont proportionnellement plus nombreuses qu'avant la conversion des Iraniens à l'Islam. Le seul fait de la conquête arabe introduisit dans la contrée de puissantes tribus qui gardèrent sur le plateau les mœurs errantes qu'elles avaient eues dans la plaine, sur les confins du désert. Puis les guerres intérieures, l'affaiblissement des communautés civilisées, le dépeuplement des villes attirèrent d'autres étrangers, Turcs et Turkmènes, Kourdes et Baloutches, et le territoire occupé par ces nomades, à la fois bergers et brigands, s'accrut aux dépens des cultivateurs. Les déplacements de populations entières, déportées d'une province dans une autre, eurent pour conséquence de jeter dans la vie nomade nombre de familles qui, de père en fils, avaient mené une existence sédentaire. Enfin, les exactions et les violences des gouverneurs n'ont souvent laissé aux villageois que la ressource de quitter champs et cabanes pour aller vivre de mendicité, d'aventures ou de pillage. Pris en masse, les nomades ne contribuent à l'ensemble des richesses nationales que -par l'élève des bestiaux. Ils ont des troupeaux de brebis assez considérables pour suffire à la consommation des Iraniens, qui mangent presque exclusivement la viande de mouton; les tribus n'ont d'autre monnaie, d'autre moyen d'échange que les brebis. Elles vendent aussi les toisons, mais sans se donner la peine de les nettoyer et ne prennent aucun souci d'embellir la race. Les chèvres, qu'on élève rarement pour la viande, fournissent aux industriels de Kirman cette laine ou duvet qui sert à fabriquer les châles les plus fins. On recueille aussi pour la confection des feutres les poils de chameaux, qui tombent en grosses touffes au printemps. Les nomades ont peu de chevaux, mais beaucoup d'ânes et de mulets pour le transport de leurs approvisionnements et de leurs tentes. Dans leurs campements les hommes ne se livrent à aucun travail industriel; les femmes, plus actives, tissent pour le marché des villes des nattes, des tapis grossiers, des couvertures.
Depuis des siècles, les artisans de la Perse n'ont guère modifié leurs procédés et c'est en vain qu'on a voulu fonder, près de Teheran et autres grandes villes, des manufactures semblables à celles de l'Europe : le manque d'expérience chez les ouvriers, la cherté du combustible, l'improbité des chefs, les hauts prix de revient ont toujours amené la ruine de ces établissements construits à grands frais. Le goût des objets de fabrication étrangère, qui se répand de jour en jour, est facilement satisfait par le commerce ; maint article de pacotille importé d'Europe se vend deux ou trois fois meilleur marché que le produit similaire dû au travail indigène. Ce sont les industriels russes qui profitent en majeure partie de ce déplacement. Vers le milieu du siècle, presque tous les objets qui se vendaient dans les bazars provenaient d'Angleterre, mais la concurrence de la Russie, d'abord timide, a disputé, puis conquis le nord de la Perse sur les marchands britanniques, et ceux-ci n'ont plus qu'une étroite zone de vente autour du port de Bouchir. Comme dans l'Afghanistan et en Asie Mineure, la prépondérance russe, au point de vue commercial, de même qu'au point de vue politique, devient de plus en plus évidente. Les conditions géographiques sont trop favorables à la Russie pour que les négociants anglais puissent espérer de reconquérir le marché perdu. Par la Transcaucasie, les steppes de Daman-i-koh et le littoral de la Caspienne, le domaine russe touche à la Perse ; les routes d'accès, par Tabriz, Recht, Barfrouch, Astrabad, qui lui permettent d'expédier ses marchandises dans les villes du plateau et de recevoir des denrées en échange, sont beaucoup plus faciles que les chemins ouverts aux Anglais par les ports du golfe Persique : sur un espace de 310 kilomètres, le rude sentier qui monte de Bouchir à Chiraz n'a pas moins de six cols difficiles à franchir1.
La conséquence fatale de cette invasion des marchés par les objets de fabrication étrangère a été, sinon la ruine, du moins la déchéance de l'industrie nationale. Certainement la Perse n'a plus autant d'habiles ouvriers qu'à l'époque où Chardin visitait les bazars d'Ispahan; la poterie fine notamment ne se retrouve plus dans les cités manufacturières. Toutefois il est encore des industries florissantes et pour aucune les traditions de l'art ne sont tout à fait perdues. Les Persans sont très habiles dans l'art de damasquiner les métaux, et leurs aciers, leurs cuivres ouvrés, gravés au burin, brodés d'argent et découpés en dentelles excitent à bon droit l'admiration des étrangers. Dans le Khorassan, on fabrique des sabres d'une trempe admirable, et dans les arsenaux les ouvriers ont appris, sous la direction d'Européens, à faire d'excellentes armes de tir et même de précision2. Inventeurs du narghilé, dont le nom arabe est dérivé du mot nardjil ou noix de coco, parce qu'on se servait jadis de ces noix comme réservoirs pour l'eau que traverse la fumée, les Persans, surtout ceux d'Ispahan et de Chiraz, sont encore les meilleurs fabricants des beaux kalian, qu'ils ornent d'or ou d'argent ciselé et rehaussé de pierres précieuses3. Quoique presque toutes les cotonnades, de couleur unie ou imprimées, viennent d'Europe, plus d'un Persan respectueux du temps passé leur préfère le solide kerbas ou kalemkar, de fabrication locale, orné de fleurs et d'arabesques imprimées à la main; les lainages grossiers des Turkmènes et des Kourdes ne sont pas complètement abandonnés pour les draps importés d'Allemagne ou de Pologne. Les feutres décorés de figures et d'inscriptions sont encore une fabrication pour laquelle les Persans n'ont point de rivaux. Les brocarts et les velours de Kachan sont fort appréciés, de même que certaines étoffes de soie tissées à Yezd; les tapis de Kirman sont connus du monde entier pour la solidité et la légèreté du tissu, pour le charme du dessin et l'harmonie des couleurs. Dans cette industrie, les ouvriers nationaux n'ont pas à se faire les imitateurs de l'Europe, tandis qu'en Occident on copie leur travail, sans atteindre à la variété et à l'élégante symétrie de leurs figures ; c'est toujours dans le Fars que les Persans du nord achètent leurs tapis, dont les couleurs ne se fanent pas comme celles de provenance européenne. Malheureusement le tissage des étoffes se fait à Yezd, à Kachan, à Kirman, dans des conditions tout particulièrement insalubres. À cause de l'extrême sécheresse de l'air, les ouvriers sont obligés de travailler au fond de caves où des bassins remplis d'eau entretiennent une humidité constante, afin que les fils restent toujours élastiques et souples4. Pourtant la paye est des plus misérables : pour tisser un châle de mille francs, qui leur rapportera seulement quatre cents francs, trois ouvriers travaillent ensemble pendant une année ; trente-cinq centimes par jour, tel est le gain journalier du tisseur de Yezd et de Kirman5.
1Bateman Champain, Proceedings of the Geographical Society, march 1883.
2F. de Filippi, Viaggio in Persia
3Vambery, Sittenbilder aus dem Morgenlande
4Stack, Six Months in Persia Jane Dieulafoy, Tour du Monde, 1883
5Gasteiger, Von Kirman nach Baludschistan
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