Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Le blog de François MUNIER

L'Iran (Perse) vu par Élisée Reclus (1864). L'agriculture

14 Mai 2018 , Rédigé par François MUNIER Publié dans #Iran

pages 301 à 304

On évalue seulement aux deux tiers de la population le nombre des agriculteurs persans et l'étendue du sol qu'ils cultivent ne comprend certainement pas un cinquantième du territoire. Même cette faible partie de la surface de l'Iran appartient presque en entier à d'autres qu'aux laboureurs -et aux jardiniers : il est peu de contrées où le régime de la grande propriété soit plus général. De vastes étendues font partie du domaine royal et les paysans qui les mettent en valeur sont soumis à un régime qui diffère qui diffère peu du servage. D'autres terres, dont l'ensemble est encore beaucoup plus ,considérable, mais qui sont incultes pour la plupart, constituent les biens de la couronne, à laquelle les a données la confiscation ou la conquête, et d'ordinaire elles sont concédées temporairement à des favoris ou à des créanciers. Les mosquées, les écoles, les fondations pieuses de toute espèce sont, comme personnes morales, au nombre des grands propriétaires et leurs biens s'accroissent d'année en année, non seulement par les legs et les héritages, mais aussi par les conventions secrètes de fonctionnaires prévaricateurs, qui, redoutant une confiscation totale de leurs propriétés par le souverain, lèguent leurs champs à l'église, à charge par elle de leur payer rente viagère. La pays entier était menacé de devenir un immense vakouf (wakf) ou domaine de « mainmorte », lorsque Nadir-chah reprit aux mosquées une partie considérable de leurs immeubles; mais la situation économique actuelle est redevenue ce qu'elle était à l'époque du conquérant et l'on se demande si prochainement une semblable mesure de salut public ne sera pas nécessaire. Quant aux propriétés privées d'une certaine étendue, elles sont en général confiées à des métayers, auxquels on donne l'eau d'irrigation, la semence et le cheptel en échange des deux tiers ou des trois quarts du produit. Il arrive que des propriétaires aggravent d'une manière intolérable les conditions du bail; alors les métayers mettent le feu à leurs cabanes, abattent les arbres qu'ils ont plantés, chargent leur petit avoir sur les bestiaux et vont chercher au loin un maître moins cruel1. D'après Stack, il n'existerait en Perse aucun vestige de communautés villageoises semblables à celles de l'Inde, et cependant lui-même parle de villages dont les habitants partagent chaque année la plaine avoisinante ou sabra en autant de bandes longitudinales qu'il y a de charrues ». A chacune d'elles, c'est-à-dire à chaque chef de famille est attribuée une de ces bandes de terrain2.

L'impôt fixe qui pèse sur la propriété agricole est la double dîme et ce prélèvement d'un cinquième s'accroît de toutes les redevances supplémentaires que se font payer les exacteurs pour s'enrichir eux-mêmes et satisfaire les grands personnages auxquels ils doivent leurs fonctions. Si les sauterelles ravagent les champs, si la sécheresse brûle les récoltes, le paysan, incapable de payer le fisc, est complètement ruiné; c'est alors qu'ont lieu ces famines qui dépeuplent des villages entiers et changent en déserts des villes florissantes. Quand la neige d'hiver ne recouvre pas en couche épaisse les sommets et les flancs des montagnes, la disette s'annonce; les torrents s'arrêteront, épuisés à la sortie des hautes vallées et les galeries souterraines des kanat resteront sans eau. Cependant des régions sont assez favorisées par le climat pour qu'on puisse les cultiver, même sans irrigation : telles sont les provinces du nord-ouest et celles du littoral caspien. Les moyens dont le laboureur dispose sont primitifs : la charrue n'est qu'une pointe de fer au bout d'un tronc d'arbre, et la herse n'est souvent qu'un fagot de branches, ou bien un assemblage de planches armées de silex à la face inférieure ; mais le paysan sait admirablement se servir de la bêche et c'est par les cultures soignées des vergers et des jardins, bien plus que par les travaux des champs, qu'il fait preuve d'intelligence et d'industrie. Dans le midi, il sait aussi utiliser les engrais et même en fabriquer pour les différentes espèces de plantes. Comme dans les villes de l'Europe, on prépare à Ispahan des engrais artificiels et des guanos très énergiques mêlés à la colombine des pigeonniers3. Depuis qu'il existe une petite colonie d'Européens à Teheran, plusieurs espèces de plantes d'utilité et d'agrément ont été introduites dans le pays ; la pomme de terre est devenue commune dans l'Azerbeïdjan.

La culture des céréales se fait principalement dans les provinces occidentales, de Tabriz à Hamadan et à Kermanchah; dans les bonnes années, un certain mouvement d'exportation des blés se porte vers Bouchir, Bagdad et la frontière de l'Araxe, mais la plus grande partie de l'excédent des récoltes reste invendue à cause de la difficulté des transports; lors d'une visite que l'Anglais Napier fit dans la province d'Ardilan, il constata que cet excédent inutile, pour le seul district de Kermanchah, était d'environ 80 000 tonnes : l'écart des prix pour une charge de froment, entre Kerman-chah et Teheran, était alors du simple au quintuple4. Des différences plus fortes encore se produisent pour le riz, qui constitue la principale nourriture des classes aisées et que l'on cultive seulement dans les provinces du littoral caspien. Outre le froment, le riz et une espèce de millet que l'on emploie pour les qualités inférieures de pain, on ne récolte d'autre céréale que l'orge, réservée à la nourriture des chevaux; nulle part ou ne cultive l'avoine5. Tous les légumes d'Europe sont connus des Persans, et quelques espèces, notamment les aubergines, les oignons, les concombres, dont il se fait une consommation prodigieuse, valent mieux que celles des jardins de l'Occident. Les fruits constituent aussi l'une des grandes richesses de l'Iran; les melons et les pastèques sont exquis. La vigne, que l'on cultive dans les vallées de 600 à 1500 mètres d'altitude, donne des raisins très appréciés, même à l'étranger, dans l'Inde et en Russie, où on les expédie après dessiccation sous le nom de kichmich. Dans les régions du nord il faut enterrer le cep pour le garantir des froids ; dans celles du sud on l'enfouit pour le protéger contre les chaleurs ; enfin en certains districts de Khorassan on ne peut le faire croître qu'à l'abri de hautes murailles, qui le défendent des vents polaires6. Les abricots et autres fruits secs ou confits sont aussi expédiés en Russie, et chaque année s'accroit leur importance commerciale. Les arbres fruitiers de l'Europe tempérée du nord, pommes, poires, cerises et prunes, croissent dans les régions basses du plateau à côté des pêchers et des abricotiers, mais leurs fruits ont peu de saveur; c'est dans les montagnes, où les arbres, soumis aux froids de l'hiver, mûrissent lentement leurs fruits, que ceux-ci peuvent être comparés aux bonnes variétés occidentales. On sait que les pêches de l'Iran sont exquises et longtemps on crut qu'elles étaient originaires de ce pays, dont elles portent le nom dans les idiomes occidentaux ; d'après les recherches de M. de Candolle, c'est de Chine que serait venu le pêcher7.

L'agriculture comprend de nombreuses plantes industrielles. Le mûrier n'est pas cultivé uniquement pour ses baies, très appréciées dans les campagnes de Teheran; on récolte aussi les feuilles pour l'élève des vers à. soie, dont les cocons sont utilisés dans les fabriques de Tabriz, de Kachan, de Yezd; en' outre, un certain commerce de soies grèges se fait avec l'Europe par la voie de la Transcaucasie; mais la maladie des vers à soie, qui a fait son apparition dans le Ghilan en 1864, a diminué la récolte des deux tiers. Parmi les plantes textiles, on ne cultive guère le lin, et le chanvre ne sert qu'à la préparation du hachich ; mais le cotonnier est une des cultures ordinaires dans toute la Perse occidentale, même jusque dans les régions froides de l'Azerbeïdjan, autour de Khoï et d'Ourmiah, où la température n'est pas assez élevée pour les variétés américaines de la plante. Le ricin fournit presque toutes les huiles d'éclairage employées dans le pays ; les feuilles du henné (lawsonia) et la manne d'Ispahan sont expédiées, réduites en poussière, dans toutes les contrées de l'Orient. Les districts méridionaux, surtout le Laristan, qui produisent le henné, donnent également le meilleur tabac de la Perse, bien connu dans tout l'Orient, et même en dehors du monde musulman depuis la guerre de Crimée ; il est très fort, moins parfumé que celui d'Ispahan, et sert principalement aux fumeurs de narghilé : les mahométans, à l'exception des wahabites, fument d'autant plus qu'ils boivent moins. Le narcotique dont la culture a le plus augmenté dans les dernières années est le pavot, dont les Iraniens ont enseigné l'usage aux Chinois8. L'opium de Yezd et d'Ispahan fait une concurrence de plus en plus redoutable à celui de l'Inde sur les marchés de la Chine; presque tous les Persans ont l'habitude d'en prendre au moins une pilule par jour; ils en donnent même à leurs chevaux; mais il est très rare que l'usage de cette drogue aille jusqu'à l'abus, comme il arrive fréquemment pour le hachich du chanvre : « Le pauvre, quand il en prend seulement la valeur d'un drachme, lève une tête superbe au-dessus des émirs. » Tandis que les champs de pavot s'étendent, les plantations de canne à sucre diminuent9. On ne voit plus, sur les bords du Karoun et des rivières du Farsistan, ces forêts de cannes qui entouraient Ahwaz, Chapour et autres cités; la Perse, où des médecins arabes inventèrent au dixième siècle, suivant toute probabilité, l'art de raffiner le sucre10, demande actuellement cette denrée aux Marseillais et aux marchands hollandais de Java.

1Polak, Persien, Das Land und seine Bewohner.

2Six Months in Persia.

3Jane Dieulafoy, Tour du Monde, 1885

4Bateman Champain, Proceedings of the Geographical Society, march 1885.

5Polak, ouvrage cité.

6Goldsmid, Eastern Persia.

7A. de Candolle, origine des plantes cultivées.

8Mahé, Géographie médicale, Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales.

9Exportation de l'opium par le golfe Persique :

Année fiscale 1871-1872 : 870 caisses ayant une valeur de 1 522 000 francs. »

1880-181 : 7700 » » » 21 175 000 »

10Carl Ritter, Asien, vol. VIII; — A. von Kremer, Kulturgeschichte des Orients.

Pont de Dizfoul. Dessin de Taylor, d'après une photographie de Mme Dieulafoy.

Pont de Dizfoul. Dessin de Taylor, d'après une photographie de Mme Dieulafoy.

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article