Géographie de l'Arménie. Élisée Reclus (1)

29 Juin 2011 , Rédigé par François MUNIER Publié dans #Arménie, #Élisée Reclus

Je commence la publication de ce qu'écrivait Élisée Reclus, géographe français, sur l'Arménie en 1881.

VII

ARMÉNIE RUSSE

ARARAT, ALAGÖZ. PLATEAU DU LAC GOK-TCHAÏ ET BASSIN DE L'ARAXE:

Le bassin de l'Araxe présente dans son ensemble une grande unité géographique : c'est une large zone se développant en demi-cercle au nord du plateau d'Iran, et tournant sa convexité vers le sud : de grandes montagnes et de puissants contreforts limitent cette zone de toutes parts, si ce n'est dans le voisinage de la Caspienne, où s'étendent des plaines d'alluvions apportées par l'Araxe et par la Koura. Ni l'un ni l'autre des fleuves jumeaux n'arrose de contrées formant un seul domaine ethnologique. Sur les bords de la Koura se succèdent Arméniens, Géorgiens et Tartares ; dans la vallée de l'Araxe, les Arméniens, les Kourdes et encore des Tartares habitent à côté les uns des autres; cependant ce sont évidemment les Arméniens qui ont la prépondérance, non seulement par. la civilisation et l'influence, mais aussi par le nombre. Au point de vue politique, le bassin de l'Araxe est également divisé : la région des sources appartient à la Turquie, la rive droite de l'Araxe est territoire persan sur la plus grande partie du parcours fluvial; mais la plus forte moitié du bassin est acquise à la Russie, et celle-ci possède les points stratégiques favorables pour descendre à la première occasion dans la vallée de l'Euphrate. Elle s'était même attribué les sources de ce fleuve et ses hauts affluents jusqu'en aval de Diadin ; mais l'influence anglaise a prévalu pour faire retirer à la Russie, au congrès de Berlin, ce que lui avait donné le traité de San Stefano. La fameuse montagne de l'Ararat, colosse de l'Anti-Caucase, et le couvent d'Etchmiadzin, capitale religieuse des Arméniens et centre de leur nationalité, se trouvent sur le territoire russe.

Au nord des sources de l'Araxe, les monts dont le versant septentrional s'incline vers la mer Noire sont découpés, par des ravins et des vallées, en contreforts et en chaînons irréguliers, le Kiretchli-dagh, le Soghanli-dagh, le Tchildir-dagh, qui vont se confondre, au nord du bassin de Kars, dans le plateau des lacs, limité à l'est par les volcans d'Aboul et de Samsar. Ces chaînons entremêlés rendent les communications difficiles, de versant à à versant, mais ils n'atteignent pas une élévation comparable à celle des grands massifs du Caucase et de l'Anti-Caucase : la plus haute cime, le Kizil-dagh ou la « montagne Rouge », entre le bassin de Kars et le lac Tchaldîr, a seulement 3140 mètres de hauteur, et reste ainsi au-dessous de la limite de la limite idéale des neiges persistantes. Au sud de la région des sources de l'Araxe, la zone des montagnes est plus étroite, mais plus élevée : elle se réduit à une chaîne de partage se développant de l'ouest à l'est, entre la vallée de l'Araxe et la vallée parallèle de l'Euphrate ou Mourad; mais plusieurs des sommets, à cratères désormais éteints, qui s'alignent sur ce faite volcanique, dépassent 5000 mètres. Le Perli-dagh, au milieu de la chaîne, et le Tchingił à l'extrémité orientale, près du col qui mène de de la plaine d'Erivan à celle de Bayazed, ont l'un et l'autre près de 3250 mètres.

Plusieurs ruisseaux tributaires de l'Araxe indiquent par leur nom de Touzla-sou la. nature de leurs eaux, jaillissant du sol après avoir traversé des bancs salins¹. Au nord du Perli-dagh, dans une plaine d'assises tertiaires dominée par le cône trachytique de Tekelti-dagh, se trouve la montagne de Koulpi, l'une des plus énormes masses de sel gemme qui existent dans le monde; non loin de là, l'Araxe, non encore gonflé par l'Arpa-tchaï occidental, passe dans un étroit défilé entre deux parois de basalte. Les coteaux environnants, dépourvus de végétation, se composent d'argiles et de marnes diverses, rouges, bleues, vertes ou grises, qui donnent à la contrée un aspect bariolé des plus bizarres. La montagne salifère elle-même, formée d'assises multicolores, s'élève à l'est en pente fort douce, tandis qu'à l'ouest elle est coupée brusquement sur une longueur d'environ 2 kilomètres, et se termine par trois degrés à falaises abruptes, dont les parois montrent à découvert les masses de sel rayées de blanc, de rose ou de vert et séparées par des couches d'argile que d'innombrables cristaux de sélénite font briller -au soleil. La plus haute strate saline, épaisse de 15 mètres en moyenne, n'a jamais été exploitée; la plus basse, en partie révélée par une érosion du sol, est également négligée par les carriers ; ceux-ci s'attaquent seulement à la couche moyenne, dont l'épaisseur varie de 50 à 64 mètres : l'excavation qu'ils ont faite se prolonge à peine à 600 mètres sur le front de la falaise. La carrière de Koulpi est peut-être, en dehors de la Chine, la mine exploitée depuis le plus grand nombre de siècles. Les Arméniens racontent que Noé vint y prendre sa provision de sel et montrent même l'endroit où le patriarche commença son travail de mineur. Dans les parties abandonnées de la carrière., les ouvriers découvrent fréquemment des marteaux et des barres en pierre, datant clé l'époque où l'on ne connaissait pas encore les métaux. Ces outils de mineurs, auxquels on attachait le manche au moyen de courroies, sont tous en diorite, roche qui n'a été trouvée dans aucune montagne de la contrée et que les sauniers devaient probablement se procurer par le commerce avec les pays lointains. Quoique les procédés d'exploitation se soient améliorés, ils sont encore barbares, et le manque de chemins faciles limite le marché de Koulpi aux gouvernements de Tiflis et d'Erivan. La production moyenne s'est élevée en quarante années, après 1836, de 4000 à 16300 tonnes²

1 K. Koch, Wanderungen im Oriente.

2 Gustav Radde, Vier Vorträge über den Kaukasus.