Qu'est-ce qu'un "prénom français", qui "est sur le calendrier" ?
Régulièrement, on entend ce genre de commentaires "ce n'est pas un prénom français" ou "ce n'est pas dans le calendrier" !
Pour ensuite déplorer le laxisme de la loi de 1993 qui permet aux parents de choisir n'importe quel prénom, les seules restrictions étant celles motivées par l'intérêt de l'enfant (M. et Mme Bon ne pourront pas donner le prénom Jean à leur fils) ou les droits des tiers.
La loi mentionne également les règles de "francisation" des noms et prénoms.
« La francisation d’un prénom consiste dans la substitution à ce prénom d’un prénom français ou dans l’attribution complémentaire d’un tel prénom ou, en cas de pluralité de prénoms, dans la suppression du prénom étranger pour ne laisser substituer que le prénom français. »
Mais qu'est-ce qu'un prénom français ? Est-ce que Soizic, Bixente, Ramon, Carl, etc.. sont des prénoms français ?
Avant 1993, le texte en vigueur était la loi du 11 germinal an XI.
Art. Ier.
A compter de la publication de la présente loi, les noms en usage dans les différens calendriers, et ceux des personnages connus de l'histoire ancienne, pourront seuls être reçus, comme prénoms sur les registres de l'état civil destinés à constater la naissance des enfans; et il est interdit aux officiels publics d'en admettre aucun autre dans leurs actes.
La mention des différents calendriers est intéressante : il s'agit du calendrier républicain, alors en vigueur, et du calendrier chrétien (romain ou grégorien).
Le calendrier républicain a été aboli à compter du 1er janvier 1806 (11 nivôse XIV).
Le 11 germinal XI correspondait au 1er avril 1803.
Pour chaque jour, il y avait la mention d'un animal, d'une plante, d'un outil. Le 11 germinal XI était le jour du charme. Certains de ces noms pouvaient être donnés, et pourraient encore l'être, à des filles sans problèmes : "Pervenche, pâquerette, anémone". D'autres sont plus problématiques, pour les filles ou les garçons : betterave, chien, fumier !
Ces prénoms sont interdits à compter du 1er janvier 1806.
Il restait donc possible de donner à ses enfants des prénoms chrétiens (c'est-à-dire du calendrier romain), ou ceux de personnages illustres de l'histoire ancienne. Ainsi le physicien Carnot, fils de "l'organisateur de la victoire" avait pour prénoms Nicolas Léonard Sadi, ce dernier prénom en hommage au poète persan Saadi de Chiraz.
Son neveu Sadi Carnot, qui fut président de la République porta le même prénom pour les mêmes raisons.
Une instruction ministérielle du 12 avril 1966 autorisait les prénoms régionaux, composés, issus de diminutifs ou tirés de la mythologie.
C'est donc en infraction des lois existantes que les parents du dirigeant communiste Waldeck Rochet prénommèrent ainsi leur fils en 1905, en hommage au républicain Pierre Waldeck-Rousseau. Et l'officier d'état-civil l'a accepté !
Donc, avant 1966, on ne pouvait donner à ses enfants que des prénoms du calendrier "chrétien", donc de saints de l'Église catholique, ou des prénoms de l'histoire ancienne. Quels étaient les premiers ?
Il y a aujourd'hui près de 8 000 saints, soit beaucoup plus que de jours du calendrier, et même si les derniers papes ont canonisé beaucoup de gens, c'était déjà le cas en 1803.
De plus, les calendriers et almanachs en vigueur ne mentionnaient pas toujours le "saint du jour", occulté par une autre fête chrétienne, fixe ou mobile : Baptême de Notre-Seigneur, Pâques, etc.
L'Église catholique a aussi depuis 1803 proclamé beaucoup de nouveaux saints (et saintes) qui ont eu les honneurs de son calendrier et donc des calendriers et almanachs commerciaux. D'autres ont été intégrés sur ces calendriers pour suivre une mode.
J'ai comparé le calendrier des postes de 2024 avec un almanach de 1913.
Exemples en 2024 :
Guénolé, abbé breton mort en 504, le 3 mars (Saint Marin en 1913)
Habib, le 27 mars (sainte Lydie en 1913). La base de données Nominis donne d'autres dates pour Habib ("Aimé") et Lydie.
Jeanne d'Arc (1412-1431), sainte depuis 1920, fêtée le 12 mai (jour férié en 1913, sans plus de précisions, lundi de Pentecôte)
Kevin, saint irlandais, mort en 618, le 3 juin (sainte Clotilde en 1913). La base de données Nominis la fête le 4.
Jean-Marie Vianney, (1786-1859), curé d'Ars, saint depuis 1925, fêté le 4 août (saint Dominique en 1913)
Rose de Lima (1586-1617), canonisée dès 1671, le 23 août, fêtée le 30 jusqu'en 1970 (saint Augustin en 1913)
Thérèse de Lisieux, (1873-1897), canonisée en 1925, fêtée le 1er octobre (saint Rémy en 1913).
« Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France »
file:///C:/Users/franc/Downloads/Le_V%C3%A9ritable_almanach_du_merveilleux__bpt6k936673m.pdf
L'argument du "c'est pas dans le calendrier" doit donc être manié avec précaution : il y a beaucoup plus de saints "officiels" que de jours du calendrier.
Pour aujourd'hui le 18 avril, l'excellente base de données des évêques français Nominis, mentionne saint Parfait de Cordoue, mort en 850, Kamel ou Kamil en arabe. C'est donc aussi pour Nominis la fête des Kamel et des Kamil.
Mais il y a aussi le même jour les saintes Anthuse, Athanisie, Aye, et les saints Cosmas, Eusèbe, Euthyme de Carélie, Gaudin, Hermogène et Helpide, Jean de Joannina, Jean l'Isaurien, Jubin, Lasérian, Naucrace, Pusice et Ursmar! Sans compter les bienheureux et vénérables.
J'ai aussi recherché les informations sur des prénoms peu courants rencontrés dans ma généalogie familiale.
Euphrasie : il y en a quatre. J'ai aussi appris que Cosette en est un diminutif. Le prénom n'est presque plus donné (3 en 2015).
Eulalie : il y en a 3, le prénom est un peu plus donné : 35 en 2021
Annet (prénom masculin) : Nominis connaît Anneto, Annette, Anne, mais pas Annet. Les prénoms de mon grand-père et de son grand-père auraient donc dus être refusés à l'état-civil. Le magasine Parents explique que c'est un prénom d'origine slave, qui signifie "inestimable et fleur". Je ne pense pas que ces éléments aient été connus de leurs parents. Annet est plus probablement une masculinisation de Anne ou Annette.
J'avais une cousine prénommée Arlette. Elle m'a expliqué que le curé n’avait pas voulu la baptiser avec ce prénom, mais avec son second prénom : Fernande. Nominis ne connaît pas de sainte Arlette, mais l'assimile à Charlotte !
Quant aux responsables politiques, passés et présents, on peut donner quelques exemples :
Emmanuel, Gabriel, Raphaël sont des prénoms hébreux : Dieu avec nous, force de Dieu, Dieu guérit.
Éric signifie honneur et roi. Saint Éric est un roi de Suède mort en 1160, Nominis le fête le 18 mai "fête locale". Un polémiste du même prénom avait expliqué que Corinne était un joli prénom français. Nominis explique que ce prénom vient du grec κορη 'jeune fille', qu'il n'y a pas de sainte Corinne, et propose un rattachement à saint Dioscore, martyr à Alexandrie en 303, également fêté le 18 mai, comme saint Éric !
Aurore ("en or") n'a pas de sainte dédiée. Nominis propose sainte Aura ou sainte Aure, ou alors sainte Lucie (la lumière).
Prisca "antique" viendrait de sainte Prisque, fêtée le 18 janvier "fête locale".
Sabrina est assimilée à Sabine. Sarah ou Sara est un prénom biblique. Rachida signifie "la bien guidée", mais il n'y a pas de sainte Rachida. Nominis ne connaît pas Fadila, ni Chrysoula.
Des personnalités politiques ont baptisé leurs filles Giula et Zohra. Giulia est la forme italienne de Julie. Nominis ne connaît pas de Zohra.
Qui oserait dire que ces personnalités politiques, en ne donnant pas de "prénoms français, qui sont sur la calendrier français", ne donnent pas de preuves d'assimilation ?
Jordan est un prénom qui dérive du nom de la rivière Jourdain. Il commence à être donné en 1980 (124 naissance)s, a eu un pic de popularité en 1993 (6 340 naissances) et est beaucoup moins donné maintenant (163 en 2021). Il y a eu un bienheureux Jourdain de Saxe, mort en 1237, fêté le 13 février, un saint Jourdain de Trébizonde en Turquie. Est-ce un prénom français ?
Interrogé sur son prénom, Jordan Bardella a explique que Kevin et Jordan étaient des prénoms acceptables, car ils appartiennent à un imaginaire des classes populaires.
La mode des Kevin commence en 1974 (386), culmine en 1991 (14 109) et décroît jusqu'en 2021 (172).
Ces modes ne doivent rien à un regain de piété populaire envers un prieur dominicain saxon ou un moine irlandais morts il y a plusieurs siècles, mais plutôt à la popularité du joueur de basket Michael Jordan (né en 1963) et de l'acteur Kevin Costner (né en 1955). Tous deux sont américains et appartiennent néanmoins à un imaginaire des classes populaires françaises !
Ah, si un acteur US populaire se prénommait Mohammed, cela changerait tout !!?? Pas vraiment. Et les classes populaires musulmanes n'ont-elles pas droit à contribuer à l'imaginaire populaire ?
Donc, un prénom français, qui est sur le calendrier, ça ne veut rien dire. Et pourquoi alors distinguer en plus, parmi les prénoms pas français, ceux qui sont acceptables et ceux qui ne le sont pas ?
Et personne n'est fichu de dire ce que veut dire assimilation. J'y reviendrai.