La Lorraine d'Élisée Reclus (1/9). Le relief
Géographe et militant anarchiste, Élisée RECLUS (1830-1905) écrivit une monumentale Géographie universelle à partir de 1875.
La Lorraine est traitée dans les tomes 2 (France, 1877) et 3 (Europe centrale, 1878) pour la partie annexée à l'Allemagne.
Il y condamne l'acquisition de territoires par la force et réaffirme le "droit des peuples à disposer d'eux-mêmes" et la "conscience nationale" française des populations annexées.
J'ai complété les descriptions d'Élisée Reclus avec des photos personnelles récentes.
On remarque également l'influence de l'anthropologie de l'époque, avec les risques de dérives racialistes.
L’angle nord-oriental de la France, tel qu’il a été délimité par le droit de la force, pourrait être considéré comme une simple continuation du bassin de Paris. Ses roches sont, comme celles de la Champagne, d’anciens rivages délaissés graduellement par le retrait des mers dans un golfe de plus en plus étroit; les rivières qui y prennent leur source ont, dans leur cours supérieur, un remarquable parallélisme avec la Seine, l’Aube, la Marne et leurs affluents; les transitions du climat et de la nature s’y font de proche en proche et sans brusques changements. Mais les deux cours d’eau de cette contrée, la grande Meuse et la petite Meuse ou Moselle, appartiennent toutes les deux au bassin rhénan, tributaire de la mer du Nord, et la chaîne des Vosges, qui se dresse à l’est, forme un corps géographique parfaitement distinct. D’ailleurs la position même des vallées de la haute Meuse et de la haute Moselle, sur les frontières politiques de la France, donne à ces contrées un rôle tout spécial.
Les Vosges, considérées dans l’ensemble de leur système orographique, se développent du sud au nord et au nord-est, sur une distance d’environ 250 kilomètres, des hautes vallées de la Saône à la grande courbe du Rhin, près de Mayence; mais dans son parcours la chaîne change plusieurs fois de nom aussi bien que d’aspect et de formation géologique. Le grand massif vosgien est une espèce de citadelle de forme triangulaire qui se dresse dans la partie méridionale de la chaîne et dont tous les sommets élevés sont composés de roches cristallines. Si la mer, s’élevant tout à coup de 450 mètres, emplissait la vallée du Rhin et toutes les campagnes du pourtour des grandes Vosges, ce massif, transformé en île, serait entièrement séparé de son prolongement actuel, qui se continue au nord-est vers l’Allemagne. Autour de ce noyau de granit et de quelques masses porphyriques, s’appuient des couches stratifiées, des roches de transition, des assises de grès rouge, des roches de ce beau grès auquel on a donné le nom de la chaîne, et des strates diverses de l’époque du trias. Le grès des Vosges, qui est la roche vosgienne par excellence, forme surtout à l’ouest une bande continue, qui s’élargit peu à peu vers le nord, jusque dans le voisinage de la plaine rhénane, et qui en certains endroits a jusqu’à 500 mètres d’épaisseur: d’ordinaire cette roche est colorée en rose par l’oxyde de fer, et sur les sommets des hauteurs elle se divise naturellement en blocs énormes et en murailles qui présentent de loin l’apparence de forteresses ; il est même d’anciens châteaux qui sont en grande partie taillés dans sa masse. Au fond des vallées, la pierre de sable que les eaux courantes attaquent facilement, offre partout une pente unie; elle n’a pas les inégalités, les brusques escarpements du grand massif granitique[1].
La chaîne Vosgienne est la contre-partie géographique presque parfaite des monts parallèles qui constituent la Forêt-Noire, entre le pays de Bade et le Wurtemberg. Composée des mêmes roches, qui sont placées de la même manière autour d’un noyau cristallin, elle commence et finit à peu près aux mêmes latitudes; comme la chaîne allemande, elle a sur ses pentes de magnifiques forêts de sapins, tandis que ses points culminants, ou « hautes chaumes », arrondis en dômes ou s’allongeant en plateaux, sont également dépouillés de grande végétation et revêtus de gazon fin, de gentianes, d’euphraises, d’anémones, dont les fleurs printanières, épanouies en myriades, ressemblent à une neige légèrement teintée de rose. Des deux côtés du Rhin, les vallons des montagnes ont les mêmes prairies, les mêmes ruisseaux bruyants, que, du haut des promontoires, dominent aussi les ruines de châteaux du moyen âge; enfin, comme la Forêt-Noire, les Vosges dressent d’un. côté leurs escarpements rapides au-dessus des campagnes fertiles qu’arrose le Rhin, tandis que de l’autre côté elles s’abaissent graduellement pour former un plateau se ramifiant en nombreuses arêtes de collines. Tellement analogues sont les deux systèmes de montagnes, que, par une hypothèse hardie, on a pu les considérer comme les contre-forts extérieurs d’une voussure médiane qui, après avoir rempli toute la largeur de la vallée du Rhin, se serait d’abord effondrée dans le sens de la longueur, et que les eaux auraient ensuite déblayée, en laissant comme témoins les deux chaînes parallèles.
Les grandes Vosges ne se rattachent à la ligne de partage du centre de la France que par un faîte aux saillies peu élevées. Les monts Faucilles, beaux par leurs forêts, leurs sources, leurs eaux courantes, mais de hauteur modeste, commencent cette arête de jonction, dont les plus grands sommets ne dominent que de deux ou trois cents mètres le sol des vallées environnantes. Après s’être arrondie en croissant irrégulier au nord des premiers affluents de la Saône, la crête des Faucilles, percée de nombreux passages, qui lui ont peut-être valu son nom, que l’on croit synonyme d’échancrure ou de col, va rejoindre les croupes allongées du plateau de Langres; ses assises triasiques disparaissent sous les couches calcaires qui remplissent l’ancien détroit maritime ouvert entre les Vosges et le Morvan. Du côté du Jura, le massif vosgien est encore bien plus nettement délimité. Une profonde dépression, où coulent d’un côté les affluents du Doubs, de l’autre ceux de l’Ill, s’ouvre en cet endroit entre les bassins du Rhône et ceux du Rhin, ménageant une large voie entre les deux versants c’est la fameuse « trouée de Belfort », qui donne passage à canal, route et chemin de fer, et que surveille une puissante forteresse [2]. Elle est la contre-partie de la trouée que le Rhin a pratiquée au sud de la Forêt-Noire vers le lac de Constance et le centre de la Suisse. Pour les relations, pacifiques ou guerrières, des nations limitrophes, cette large ouverture de Belfort qui permet de contourner au nord le rempart du Jura, au sud celui des Vosges, eut toujours une importance capitale, et des événements récents ont prouvé que, même de nos jours, après la construction de tant de routes entre les deux versants des monts, cette plaine intermédiaire est restée une des grandes voies historiques dans l’ensemble de l’Europe.
Immédiatement au nord de cette dépression, le massif des Vosges arrondit le dôme de quelques-uns de ses grands sommets ou « ballons», dont l’un, nommé le Ballon d’Alsace ou de Saint-Maurice, sert de borne géographique entre le département des Vosges, celui de la Haute-Saône, le territoire de Belfort et l’Alsace. Sur un espace d’environ 120 kilomètres, la frontière entre la France et l’Allemagne coïncide d’une manière générale avec la crête supérieure des monts; une autre cime, le grand Donon, est la borne au nord de laquelle les Allemands victorieux se sont a adjugé les deux versants. Cette montagne de grès vosgien, que l’on croyait encore au dernier siècle la plus haute de tout le massif, est crénelée de blocs redressés, oeuvre de la nature certainement arrangée par les hommes: d’après la légende ce serait le tombeau d’un ancien roi. Les archéologues y voient un de ces monuments antiques, fort nombreux dans la contrée, formé de roches que nos ancêtres ont déplacées pour leur donner un sens symbolique. Il est à remarquer que les Vosges, comme un très-grand nombre d’autres systèmes de montagnes, ont leurs points culminants, non sur l’axe même de la crête, mais à une certaine distance en dehors. Ainsi le sommet le plus élevé des Vosges, le Ballon de Soultz ou de Guebwiller, que la gracieuse vallée de Saint-Amarin, toute bruyante du mouvement des fabriques, sépare presque complètement du reste de la chaîne, se trouve à une douzaine de kilomètres à l’est de la crête principale, comme pour rappeler les colosses de la chaîne disparue, qui occupait autrefois l’espace où s’étend de nos jours la vallée du Rhin. De cette haute cime, et des autres grands sommets des Vosges, on aperçoit au loin, par un temps favorable, les pics neigeux de l’Oberland bernois. Onze belles routes, dont la plus célèbre est celle de la Schlucht, entre Gérardrner et Munster, gravissent hardiment les talus et les rochers, au-dessus des gorges et de leurs ruisseaux grondants; mais aucun chemin de fer ne traverse encore la grande chaîne.
Le contraste que présentent les deux versants des Vosges, celui d’Alsace et celui de France, ne se borne pas à la différence générale des pentes et à l’inégale répartition des sommets; il se manifeste aussi dans le climat et par suite dans l’ensemble des phénomènes de la vie. Il pleut beaucoup plus sur les déclivités occidentales des grandes Vosges que sur les pentes tournées vers l’orient. Des deux côtés, l’abondance des pluies s’accroît avec régularité de la base des montagnes aux escarpements supérieurs; mais de part et d’autre les proportions se maintiennent de manière à donner constamment l’avantage des pluies aux déclivités occidentales. En comparant seulement les villes de la plaine d’Alsace et celles, un peu plus élevées, qui se trouvent au pied du versant de l’ouest, on constate des différences de précipitation du double ou même du triple [3]. La raison de ce contraste est de toute évidence : les vents océaniques ne peuvent remonter les vallées occidentales des Vosges sans s’alléger en grande partie de leur fardeau de vapeurs. Le ciel est souvent brumeux sur la Lorraine. Tandis que les vignes prospèrent du côté de l’Alsace jusqu’à une altitude de 400 mètres sur les pentes ides coteaux exposés au midi, elles ne réussissent ni sur le versant lorrain, ni sur les déclivités tournées vers Belfort, à cause de la rigueur du climat[4].
Très-probablement c’est à la même raison qu’il faut attribuer l’importance beaucoup plus grande qu’eurent jadis les glaciers des Vosges occidentales, comparés à ceux du versant alsacien. De même qu’en Scandinavie les grands champs de glace s’épanchent dans les cirques tournés vers le bassin de l’Océan, qui leur apporte sans cesse des nuages et des neiges, de même, à en juger du moins par les traces de toute nature laissées dans les vallées, le versant lorrain ruisselait autrefois de glaciers constamment renouvelés. Un de ces fleuves glacés, dont les névés supérieurs occupaient toute la partie des Vosges comprise entre le Ballon d’Alsace et le Hohneck, à 40 ki1omètres plus au nord, emplissait toutes les vallées dans lesquelles coulent de nos jours la Moselle, la Moselotte et leurs hauts affluents, et se terminait en aval de Remiremont, près d’Eloyes; une digue gigantesque en hémicycle, d’une hauteur de 60 mètres, et partiellement déblayée par les eaux de la Moselle, est le reste de la moraine poussée autrefois vers la plaine par le front du glacier. Cette moraine est à une quarantaine de kilomètres de l’origine des vallées. L’ancien glacier de la Moselle avait donc une étendue bien supérieure à celle du glacier d’Aletsch, actuellement le. plus vaste de l’Europe. Les observations de M. Hogard lui ont même permis d’affirmer qu’à une certaine époque le grand glacier de la Moselle s’épanchait par un col latéral dans la vallée de la Meuse, toute parsemée, jusqu’à une grande distance, de blocs d’origine Vosgienne qui faisaient partie d’anciens dépôts glaciaires. En aval de Saint-Mihiel s’alignent plusieurs rochers calcaires qui font saillie sur le versant de la colline et dont l’un porte le nom de «table du Diable » à cause de la large pierre qui le surmonte; des géologues ont cru voir distinctement sur ces roches des traces d’usure provenant de l’action des glaces mais il n’y a pas encore certitude à cet égard[5].
D’autres courants de glace qui descendaient au sud et à l’est, notamment ceux de la Savoureuse et de la Thur, ont aussi laissé des traces fort curieuses de leur passage moraines, roches striées et polies, blocs erratiques, amas de débris glaciaires. Près de Giromagny, au nord de Belfort, d’énormes pierres éparses donnent l’idée d’un combat de Titans, bien mieux que les fragments de rocs parsemés sur les pentes de l’Olympe et de l’Ossa. A l’ouest, vers Luxeuil, le sommet des collines qui rejoignent les Vosges aux Faucilles a été tout usé par les glaces, et ses vasques sont maintenant emplies de mares, dont l’une s’écoule à la fois dans la Moselle et dans la Saône. Une multitude de petits lacs, les uns assombris par le reflet noir des sapins, les autres gracieusement entourés de gazons, ou bien envahis à demi par les tourbes, occupent aussi les hautes vallées de la Moselle et de ses affluents ils témoignent pour la plupart de l’action des anciens glaciers; des moraines les limitent en aval et forcent l’eau à se précipiter en cascades ou à glisser en rapides par dessus leurs blocs entassés. Un des anciens glaciers tributaires (le celui de la Moselle offre l’exemple le plus intéressant de ces cuves lacustres ayant succédé à des fleuves de glace. Près du col de la Schlucht, très-fréquenté par les promeneurs, le petit lac de Retournemer emplit une « coupe » de forme circulaire; au-dessous. un lac plus considérable, Longemer, s’étend au fond d’une vallée et forme la Vologne, qui, plus bas, s’élance d’une corniche de granit, au Saut des Cuves, et rencontre l’émissaire du lac de Gérardmer, la plus grande nappe d’eau du massif des Vosges. Le lac est retenu à l’ouest par une moraine frontale de 70 & 80 mètres de hauteur que ses eaux n’ont pu franchir; elles refluent au nord vers la Vologne, après s’être élevées jusqu’à 75 mètres au-dessus de la. partie la plus creuse du lit [6]. Les eaux tranquilles et le; cascades bruyantes, les forêts sombres contrastant avec les pâturages d’un vert plus tendre, les blocs erratiques parsemés sur les pentes et semblables de loin à des troupeaux, d’où le nom plaisant de « moutons » qu’on leur a donné, rendent cette région l’une des plus aimables des Vosges. En comparant la beauté de la nature et celle des constructions de l’homme, les montagnards peuvent bien répéter sans trop d’arrogance leur vieux dicton «Sans Gérardmer et un peu Nancy, que serait la Lorraine[7] !»
[1] Ch. Grad, Annuaire du club alpin français, tomes I et II
[2] Voir ci-dessus, p. 380.
[3] Eau recueillie de juillet 1866 en juillet 1867, d’après Charles Grad
A l’est des Vosges. |
A l’ouest des Vosges. |
||
Strasbourg (144”’ d’altitude) |
0m,814 |
Mirecourt (276m d’altitude) |
1m,021 |
Colmar (200m» ) |
0m,562 |
Vesoul (257m ») |
1m,600 |
[4] Ch. Grad. Notes manuscrites.
[5] Dollfus—Xusset, Matériaux pour servir à l’étude des glaciers, tome II
[6] Hogard, Annales de la Société d’émulation des Vosges, 1844, 1845; Ed. Collomb, Bulletun de la Société géologique de France; Dollfus Ausset, Matériaux pour l’étude des glaciers; Charles Grad, Club alpin français, tomes I et Il.
[7] Altitudes diverses des Vosges et de la Lorraine
Ballon de Guebwiller |
1,426 mètres. |
Lac de Gérardmer |
665 mètres |
Hohneck |
1,366 » |
Col de Saverne |
428 » |
Ballon d’Alsace |
1,250 » |
Faucilles (mont de Laino) |
613 » |
Grand-Donon |
1,010 » |
Nancy |
200 » |