La Lorraine d'Élisée Reclus (6/9). La Meurthe-et-Moselle
Le département de Meurthe-et-Moselle, qu’arrosent les deux rivières, se compose des fragments de deux circonscriptions distinctes naguère environ les deux tiers de l’ancienne Meurthe et seulement le cinquième de la Moselle ont été fondus en un département, tandis que le reste a été annexé à l’empire d’AlIemagne; jadis, la contrée se trouvait en entier sur le territoire de la Lorraine et des Trois-Évêchés. Presque toutes ses eaux s’écoulent dans le Rhin par la Moselle ; seulement au nord-ouest quelques rivières descendent vers la Meuse. Le département de Meurthe-et-Moselle est en général bien cultivé ; il est aussi fort riche par ses trésors du sous-sol ; il occupe le premier rang parmi les circonscriptions françaises pour la quantité de sel gemme extrait de ses mines et pour celle du minerai de fer. L’industrie locale est fort importante. La quantité de fonte que produisent ses hauts fourneaux est supérieure à celle de tout autre département; il est également le premier pour les cristaux et l’un des plus actifs pour la fabrication des glaces, des faïences, du papier[1]. Grâce à toutes ces ressources, la population de Meurthe-et-Moselle, d’ailleurs l’une des moins ignorantes de la France, a pu dépasser quelque peu la moyenne générale [2].
En suivant les bords de la Meurthe à son entrée dans le département, la première ville que l’on rencontre, Baccarat, a précisément l’une des grandes usines de la France, une de celles qui ont porté le plus loin et qui justifient le mieux la gloire de l’industrie française. Les cristaux de Baccarat sont admirés à toutes les expositions à cause de leur forme élégante, de leur taille nette, de leurs couleurs délicates ; à Sèvres, un atelier spécial de peinture dépend de Baccarat. Les 2,000 ouvriers employés dans la grande usine des bords de la Meurthe fabriquent près de la moitié de la cristallerie qui s’exporte de France.
Lunéville, chef-lieu de l’arrondissement le plus rapproché des montagnes, fut la résidence de la cour de Lorraine pendant la première moitié du dix-huitième siècle. Le château ducal existe encore, mais dépourvu de ses ornements il a été transformé en caserne de cavalerie. Lunéville, célèbre dans l’histoire par le traité de 1801, qui confirmait celui de Campo-Formio, est une ville moins importante qu’autrefois elle occupe cependant une bonne position commerciale au confluent de la Meurthe et de la Vezouze, sur la grande ligne de Paris à Strasbourg, dans une contrée fort riche par sou agriculture. Depuis l’annexion de Sarrebourg à l’Allemagne, la fabrication des verres de montres s’est transférée à Lunéville. Après Baccarat, les principaux bourgs industriels de l’arrondissement sont également situés dans la haute vallée de la Vezouze. L’un est Blâmont, dont les grands établissements sont des filatures; l’autre, Cirey, qui possède une manufacture de glaces appartenant à la compagnie de Saint-Gobain. La gare d’Emberménil, dernière station française de la ligne de Paris à Strasbourg, est dans l’arrondissement de Lunéville. C’est l’une des principales portes douanières de la France[3]. Le célèbre abbé Grégoire, qui fit décréter par la Convention l’abolition de l’esclavage, avait été curé d’Emberménil; il était né dans le voisinage, à Vého.
La ville d’étape entre Lunéville et Nancy est Saint-Nicolas-du-Port, bâtie à l’endroit où le canal de la Marne au Rhin s’éloigne de la vallée de la Meurthe pour remonter à l’est celle du Sanon. Saint-Nicolas est le lieu d’expédition des sels que l’on retire des mines environnantes, notamment à Art-sur-Meurthe, à Varangéville, à Rosières-aux-Salines. Ces mines de sel gemme, exploitées dès le douzième siècle, avaient été délaissées sous le premier Empire, mais les travaux ont repris, et ce sont les plus importants de tout le territoire français depuis que l’Allemagne s’est emparée de Dieuze et de Château-Salins. C’est principalement à la concurrence des sels de Saint-Nicolas que les sauniers des bords de l’Océan, de la Vilaine à la Gironde, attribuent la décadence de leur industrie[4]. On dit que les goitres, jadis fréquents dans la contrée, ont rapidement diminué autour de chaque saline en exploitation.
[1] Product. du minerai de fer en 4875, dans Meurthe-et-Moselle : 744,500 t.; valeur 5,722,000 fr.
Industrie métallurgique (fonte, fer, acier) 285,750 » » 36,155,000
des cristaux et des glaces 5,500 » » 42,500,000
[2] Superficie de la Meurthe-et-Moselle. Population en 1872. Population kilométrique.
5,246 kilomètres carrés. 365,150 habitants. 70 habitants.
[3] Marchandises déclarées à la douane d’Emberménil en 1872 :185,000,000 fr.
[4] Production du sel dans Meurthe-et-Moselle en 1828 : 28,000 tonnes.
» en 1868 : 150,000 »
Nancy, l’ancienne capitale de la Lorraine et le chef-lieu du département de Meurthe-et-Moselle, est la plus grande ville de la frontière de l’Est. Au dix-septième siècle, elle était encore petite cité : toute sa population était contenue dans le quartier aux rues tortueuses et inégales qu’on appelle aujourd’hui la vieille ville. La moderne Nancy, dont les rues larges et droites se coupent presque aussi régulièrement que celles des cités américaines, date presque en entier du dix-septième et du dix-huitième siècle. La plupart des belles constructions qui ont donné à Nancy une physionomie particulière se sont élevées sous le règne de Stanislas, beau-père de Louis XV; depuis lors, de vastes faubourgs se sont formés en dehors des portes et se prolongent au loin sur les routes et sur des terres en partie marécageuses que l’on a dû assainir à grands frais. L’événement le plus considérable que rappelle le nom de Nancy est la défaite de Charles le Téméraire, dont on retrouva le corps dans un marais, le lendemain de la bataille. Un petit monument, visible de la gare du chemin de fer, s’élève à l’endroit même où « fut le duc de Bourgogne.... en bataille transcy », dit l’inscription.
Quoique ville d’industrie et de commerce, Nancy a gardé dans tous les quartiers bâtis par Stanislas cette grâce maniérée qui convenait à la résidence d’une cour; un arc de triomphe, des statues, et des bas-reliefs sculptés dans le style de l’époque, des groupes allégoriques, des inscriptions pompeuses, semblent attendre un maître absent; mais dans ces larges rues, sur ces vastes places, dont la plus élégante est dite place Carrière, parce qu’elle servait jadis d’arène aux chevaux, on peut du moins respirer à l’aise et le regard suit avec plaisir les lignes régulières des édifices. Quelques-uns des monuments sont remarquables par les trésors qu’ils renferment ainsi dans l’ancien palais ducal, dont on admire la porte sculptée ou « porterie », la galerie des Cerfs, somptueusement restaurée après l’incendie de 1871, contient le musée archéologique lorrain ; mais c’est dans l’ancienne ville que se trouve l’édifice le plus curieux de Nancy, du moins à l’intérieur : l’église des Cordeliers. Dans la nef elle-même et dans la chapelle « ronde » qui se rattache à l’église sont érigés les tombeaux et les cénotaphes de plusieurs ducs de Lorraine et de personnages de leur famille ; quelques-uns des monuments, surtout celui de Philippe de Gueldres, femme du duc René II, sont d’une grande beauté. Le tombeau de Jacques Callot, le plus célèbre des enfants de la cité lorraine, se trouve dans cette église. L’agronome Mathieu de Dombasle, qui naquit aussi à Nancy, a sa statue sur une place voisine de la gare.
Nancy est une ville d’université; déjà dotée avant la guerre de plusieurs facultés, elle a reçu de Strasbourg plusieurs grands établissements d’instruction publique : son ambition est de devenir l’intermédiaire scientifique. entre les autres villes de France et l’Allemagne. Pour soutenir le rôle qui lui revient, elle a déjà les ressources que lui donnent sa bibliothèque, son cabinet d’histoire naturelle, ses diverses collections, son musée, son jardin botanique. Pour l’industrie, Nancy ambitionne également de remplacer, du moins en partie, les grands centres de fabrication que la France a perdus avec l’Alsace : d’ailleurs plusieurs manufacturiers des deux départements du Rhin ont transféré spontanément leurs filatures, soit à Nancy, soit dans les villages des alentours; quatre hauts fourneaux s’élèvent aussi dans les bourgs du voisinage. Outre la filature et le tissage des cotons, d’autres industries florissantes occupent les ouvriers lorrains, celles des chapeaux, des draps, et surtout des fleurs artificielles. Depuis dix ans, Nancy a vu sa population s’accroître de plus de 10,000 habitants, et la ville a dû s’augmenter d’un cinquième an étendue; de toutes parts s’élèvent de nouvelles constructions, maisons d’habitation, usines, établissements publics. Une grande partie de l’importance de Nancy lui vient aussi des nombreuses lignes de chemins de fer qui viennent se souder dans le voisinage à la voie principale. Les deux embranchements les plus rapprochés de Nancy se dirigent, l’un à l’est vers les salines devenues allemandes, de Vic et de Dieuze, l’autre au sud vers le bourg industriel de Vézelize, chef-lieu du Saintois.
Au-dessous de Nancy. la Meurthe et la Moselle s’unissent près du village de Frouard, entre de belles collines boisées, et gardent la direction de la Meurthe, qui perd son nom, quoiqu’elle occupe la vallée maîtresse. Ces passages, faciles à défendre, étaient jadis dominés par des châteaux forts. Depuis que Nancy est devenue ville frontière, de grands ouvrages militaires ont été construits sur les deux plateaux qui s’élèvent à l’est du confluent, le plateau de Faulx et celui de Haye[5]. En aval du confluent, il n’existe plus qu’une seule ville sur le territoire resté français, Pont-à-Mousson, ainsi nommée de son pont sur la Moselle et de l’ancien château de Mousson, dressé jadis sur une colline de l’est, qui domine le passage. Pont-à-Mousson fut pendant près de deux siècles, de 1572 à 1765, une ville d’université et d’écoles. Son importance actuelle lui vient de ses usines métallurgiques, de ses fabriques d’aiguilles et de son commerce avec les pays d’outre-frontière; Pagny-sur-Moselle, la station voisine, bâtie au pied d’un coteau couvert de vignobles, les derniers de la France, reçoit chaque année dans sa douane de 80 à 100 millions de marchandises. Toute cette région de la Moselle est fort riche en débris anciens: au sud de Pont-à-Mousson, des sculptures, des armes, des médailles ont été découvertes au milieu des substructions de monuments romains, ayant appartenu sans doute à l’antique Scarpone; entre Pont-à-Mousson et Pagny, on a trouvé des autels dédiés à Hercule et à Jupiter. Le plus beau château féodal de la basse Lorraine s’élève à l’ouest de Pagny, au sommet d’un coteau : c’est la forteresse de Prény, démantelée par Richelieu, mais dressant encore ses tours et d’épaisses murailles d’enceinte.
L’arrondissement de Toul, qu’arrose la Moselle an amont de son confluent, est en entier dans la zone calcaire du département et se distingue par sa richesse agricole. Ancienne résidence épiscopale, Toul possède deux belles églises ogivales du treizième et du quatorzième siècle : l’une des deux, l’ancienne cathédrale, est ornée d’une admirable façade de style fleuri, de la deuxième moitié du quinzième siècle. Située sur l’une des grandes voies historiques de la France et dans une des régions qui ont le plus souvent changé de maîtres, Toul a été très souvent assiégée, prise, dévastée; en 1870, elle a très énergiquement résisté aux armées prussiennes et les a longtemps forcées à se détourner de leur route dans leur marche sur Paris. Au nord-est de Toul, le canal de la Marne au Rhin, qui longe la Moselle, de Toul à Frouard, passe dans une tranchée de 40 mètres de profondeur, puis dans un souterrain de 500 mètres percé au-dessous du village de Liverdun, et franchit la Moselle sur un beau pont de douze arches.
L’étroite bande de territoire séparée de l’ancien département de la Moselle pour être rattachée à celui de la Meurthe forme l’arrondissement de Briey, dont le chef-lieu est un petit bourg industriel, situé à l’écart des chemins de fer et des grandes routes, sur un sous-affluent de la Moselle. La seule ville de l’arrondissement est Longwy, place forte de la frontière de Belgique divisée en deux, la citadelle d’en haut et le quartier d’en bas, dont les forges et autres établissements industriels bordent la Chiers. Dans la même vallée charmante, au confluent de la Crusne et au point de convergence de trois chemins de fer, se trouve Longuyon, dont les industries sont les mêmes que celles de Longwy. Au sud de l’arrondissement, à l’est de l’ancien village de Mars-la-Tour, peut-être d’origine romaine s’étend une partie du champ de bataille à la suite de laquelle l’armée de Bazaine fut rejetée dans l’enceinte de Metz. Des hauteurs on peut voir au loin la vallée de la Moselle, les forts de Metz et tout ce beau territoire naguère français, que la France a la douleur de n’avoir pas su garder[6].
[1] Product. du minerai de fer en 4875, dans Meurthe-et-Moselle : 744,500 t.; valeur 5,722,000 fr.
Industrie métallurgique (fonte, fer, acier) 285,750 » » 36,155,000
des cristaux et des glaces 5,500 » » 42,500,000
[2] Superficie de la Meurthe-et-Moselle. Population en 1872. Population kilométrique.
5,246 kilomètres carrés. 365,150 habitants. 70 habitants.
[3] Marchandises déclarées à la douane d’Emberménil en 1872 :185,000,000 fr.
[4] Production du sel dans Meurthe-et-Moselle en 1828 : 28,000 tonnes.
» en 1868 : 150,000 »
[5] A. Pichat, Géographie militaire du bassin du Rhin.
[6] Communes les plus importantes de Meurthe-et-Moselle
Nancy (1875) |
60,000 hab |
Baccarat. (1872) |
5,050 hab. |
Lunéville (1872) |
12,350 |
Saint-Nicolas-du-Port. |
3,900 » |
Pont-à-Mousson |
8,200. |
Longwy |
3,200 |
Toul |
6,950 |
Briey |
2,000 |