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Le blog de François MUNIER

L'Iran (Perse) vu par Élisée Reclus (1864). Morale publique, armée. Conclusion

16 Mai 2018 , Rédigé par François MUNIER Publié dans #Iran

Pages 310 à 316

On comprend que la moralité publique soit peu développée dans un pays où le divorce est si fréquent, où les unions temporaires pour une période de vingt-cinq jours, ou même d'une moindre durée, sont régulièrement consacrées par les mollah ; il est peu de femmes qui atteignent l'âge de vingt-quatre ans sans avoir eu deux ou trois maris1; celles que le divorce atteint le plus rarement sont les épouses qui avant le mariage étaient déjà parentes de l'époux : elles commandent à toute la famille et souvent elles exercent une influence considérable, même en dehors de l'enderoun. L'esclavage existe encore et les Arabes de Mascate importent toujours dans l'Iran des nègres et des Somali qu'ils vendent au plus offrant; les captifs baloutches et turkmènes sont les seuls blancs qui soient réduits en servitude2. D'ailleurs les esclaves sont généralement traités comme s'ils faisaient partie de la famille et le nom qu'on leur donne d'ordinaire est celui de batcha ou « enfants ». Ils peuvent devenir propriétaires, bien qu'en droit tout ce qu'ils acquièrent appartienne à leur maître3.

L'instruction élémentaire est plus développée en Perse que dans certaines provinces de l'Europe. A presque toutes les mosquées s'annexe une école ou médressé; tous les enfants des villes et ceux de la plupart des villages apprennent à réciter des versets du Coran, des strophes de leurs poètes; leur goût poétique est assez développé pour que chaque Persan, dans les bazars, les boutiques, les campements des caravanes, prenne plaisir à la récitation des idylles de Hafiz ou des vers de Firdousi ; des milliers d'entre eux sont eux-mêmes fort habiles à composer des vers, à rédiger des mémoires sur un point de science, sur un dogme théologique ou sur un problème d'alchimie. Dès le milieu du siècle, on traduisait en persan, sous la direction de M. de Gobineau, des ouvrages tels que le Discours sur la Méthode. Le titre de mirza, placé, il est vrai, au commencement ou à la fin du nom, suivant le sens qu'on lui donne, signifie également « prince » ou « lettré » : « L'encre des savants est plus précieuse que le sang des martyrs, » répètent les Persans avec le Prophète. Cependant l'imprimerie, introduite à Tabriz dès le commencement du siècle, est encore peu utilisée; les manuscrits sont reproduits surtout par la lithographie; une belle écriture étant considérée comme une des acquisitions les plus précieuses, on tient à se servir du procédé qui respecte le plus la forme élégante des lettres manuscrites. Les Persans ont aussi quelques journaux à Tabriz, Teheran, Ispahan ; mais ces feuilles, rédigées sous les yeux des gouverneurs, sont loin d'être, comme dans les pays d'Europe, l'un des « pouvoirs de l'Etat » .

La Perse est un empire déchu en étendue territoriale et en population, de même que par l'importance relative de son commerce et l'activité de son industrie, mais le souverain du pays n'a point subi de diminution officielle de son pouvoir et le langage qu'il tient à ses peuples n'est pas moins fier que celui d'Artaxercès ou de Darius, quand ils célébraient leur gloire, par des inscriptions gravées sur le roc, dans les langues de sujets innombrables. Que sont les « Majestés » d'Europe, les " rois par la grâce de Dieu », en comparaison de ce « Roi des Rois, élevé comme la planète Saturne, Pôle de l'Univers, Puits de Science, Marchepied du Ciel, Souverain sublime à qui le soleil sert d'étendard et dont la magnificence est pareille à celle des Cieux, Monarque dont les armées sont nombreuses comme les étoiles ? » Parmi les maîtres des peuples, en est-il un plus légitime que cette « Émanation de Dieu même? » Chacun répète en Perse les vers de Sadi : « Tout vice que le prince approuve devient une vertu. » « Chercher un avis contraire au sien, c'est se laver les mains dans son propre sang ! » Mais la toute-puissance du chah est bien menacée. Aux yeux de tous, le chah n'est qu'un souverain de fait, non un monarque légitime, car il n'est pas Alide, et d'après la doctrine incontestée les descendants d'Ali, qui sont en même temps, par les femmes, ceux de Yezdidjerd, ont seuls droit au trône de l'Iran4. Les titres grandioses que possède le khan de la pauvre tribu turque des Kadjar, devenu chah de Perse, n'empêchent pas que son pouvoir ne soit maintenant bien limité. Son dernier conflit avec une puissance européenne eut lieu en 1857, alors que les Anglais débarquèrent une petite armée à Bouchir et bombardèrent Mohammerah. Depuis lors, il n'a plus, dans sa politique étrangère, qu'à se conformer aux avis qui lui sont donnés par les ministres résidant à sa cour. Il a surtout à tenir compte des conseils de l'ambassadeur russe, car il ne saurait oublier que le maintien de son pouvoir dépend uniquement de la volonté du puissant voisin. En 1829, lorsque l'illustre écrivain Griboyedov, ministre à la cour de Teheran, eut été massacré, et que le tsar Nicolas dédaigna d'en tirer vengeance, le gouvernement de la Perse comprit quel était le seul moyen d'obtenir son pardon; depuis cette époque il s'est fait le vassal de Saint-Pétersbourg. Le royaume se transforme graduellement, mais sûrement, en une province russe : les nouveaux maîtres n'ont à supporter ni les frais ni les responsabilités de la conquête. Les avantages de la domination ne leur en appartiennent pas moins.

Même pour le gouvernement intérieur, le pouvoir royal est limité par les préceptes du Coran, par la coutume, par l'influence des mouchtehid et des autres prêtres que la vénération générale investit d'autorité; ils ont aussi à tenir compte de l'avis des ambassades, à redouter même la force d'une certaine opinion publique; ils craignent plus encore les jugements défavorables des journaux européens. Mais aucune délégation représentative ne siège auprès du trône. Les ministres que choisit le chah et dont il règle à son gré le nombre et le rang, ne sont que des serviteurs qu'il comble d'honneurs ou fait étrangler suivant son caprice. Les principaux vizirs sont ceux des affaires étrangères, de l'intérieur, des finances, de la justice, de la guerre, des fondations pieuses. Un des vizirs les moins influents est celui des sciences. Un auteur sérieux raconte que l'un de ces ministres dut sa nomination à une heureuse idée, l'envoi d'une dépêche annonçant la maturité des melons.

Le régime administratif est-celui des anciennes satrapies. Les provinces obéissent à des hakim ou gouverneurs, « piliers et soutiens de l'État », qui, choisis pour la plupart dans la famille royale et résidant à Teheran, sont remplacés dans les provinces par des vizirs secondaires. Leur pouvoir, émanation de l'autorité royale et sans appel, comprend le droit de vie, de torture et de mort. « Le roi ne sourit que pour montrer ses dents de lion, » dit le proverbe persan, rapporté par Chardin; il ne manque pas d'exemples récents de gens que le maître, se couvrant du manteau rouge, le « manteau de la colère », a fait murer vifs dans les constructions d'un palais, déchirer à coups de fouet ou brûler- à petit feu. L'emprisonnement, coûteux au trésor, est une des peines les moins appliquées; il est rare que la captivité d'un condamné dure des mois ; le jour du nouvel an ouvre toutes les prisons5. Les chefs de district sont souverains dans leur circonscription, de même que les kelanter ou commandants de police "préposés au gouvernement des villes. Comme dans les autres pays musulmans, la jurisprudence se confond avec -la religion; les cheikh-el-islam siègent comme juges dans les chefs-lieux de province et nomment les tribunaux secondaires, les magistrats chargés de trancher les différends et de juger les délits en appliquant comme il leur convient, soit les décisions du Coran, soit les précédents fournis par la coutume. Cependant on trouve dans chaque ville et dans beaucoup de villages les rudiments d'une justice et en même temps d'une représentation populaires : tous les marchands se réunissent pour élire leur syndic, chargé de concilier les intérêts et -de défendre la communauté devant juges et gouverneurs, mais en outre tenu pour responsable de tout désordre qui pourrait avoir lieu dans son domaine. En cas de dommage, c'est à lui de le compenser; aussi la police, grâce à une surveillance intéressée, est-elle beaucoup mieux faite en Perse que dans la Turquie d'Asie6; les gens des villages ne sont point armés et rarement leurs discussions dégénèrent en disputes. Les populations nomades ont une organisation distincte, mais, comme les provinces, elles forment des groupes strictement monarchiques. Le chef de tribu, ou l'ilkhani, dépend directement du chah ou du hakim, et prenant aussi le titre de « pilier de l'État », est le seul maître et seigneur de la peuplade dont il garantit l'obéissance.

L'armée se compose principalement de Turcs et de Turkmènes levés dans les provinces du nord-ouest, où les instincts guerriers sont beaucoup plus développés que dans les pays habités par les Persans proprement dits; les chefs kachkaï, les ilkhani bakhtyari, les cheikh de l'Arabistan fournissent des bandes de cavaliers redoutés. Chaque grande tribu d'Iliat doit équiper un foudj, c'est-à-dire une troupe de 800 cavaliers pour le service des frontières. Les chrétiens et les Guèbres sont exemptés du service, de même que les gens de Kachan, qui ont une réputation traditionnelle de couardise7; le soldat ou serbaz, c'est-à-dire « l'homme qui joue sa tête », n'est pris que dans les races guerrières. Dans son ensemble, cette armée, différente par l'origine du peuple qu'elle est chargée de tenir en soumission, n'est que trop disposée à traiter les habitants en vaincus et souvent s'est elle-même payé les arriérés de solde en pillant un district. Jusqu'en 1875, les soldats appartenaient au roi pendant toute leur vie et ne rentraient dans leurs foyers qu'en congés temporaires; actuellement, si l'on en croyait les documents officiels, le service serait réduit à douze années et le recrutement se ferait par tirage au .sort, avec faculté de remplacement; mais ces réformes ne sont faites que sur le papier. En réalité l'ancien système est maintenu : l'homme qu'on enrôle est celui qui paye le moins cher sa rançon8. L'armée régulière ou nizam, dans laquelle entrèrent jadis beaucoup de déserteurs russes, est équipée et disciplinée à l'européenne, sous la direction d'instructeurs étrangers; depuis le commencement du siècle, des officiers français, anglais, autrichiens, ont travaillé à l'organisation des troupes, à la construction des forteresses et à l'approvisionnement des arsenaux; de nos jours, ce sont principalement des Russes et des Austro-Hongrois qui sont chargés de l'enseignement militaire ; sauf quelques escadrons de cavaliers costumés en cosaques, les soldats ont l'uniforme autrichien. D'après les états officiels, l'armée comprendrait 77 bataillons d'infanterie à 800 hommes, 79 régiments de cavalerie, 20 régiments d'artillerie, 1 bataillon de pionniers. L'ensemble de l'armée dépasserait 100 000 hommes, disposant de 200 canons, mais en moyenne il n'atteint pas la moitié de cet effectif; une dizaine de mille hommes forment un corps spécial chargé de la gendarmerie et de la police. Le gouvernement est économe, et même pour l'entretien de l'armée il ne dépasse pas les limites de son budget. Quant à la flotte de guerre, elle se réduit à quelques barques de douaniers et au yacht de plaisance ancré dans la rade d'Enzali et commandé par un amiral ; en vertu des traités, la Caspienne est une mer exclusivement russe.

La Perse est un des rares États qui n'ont pas de dette publique et n'enrichissent pas les capitalistes européens par des emprunts, contractés à taux usuraires. La couronne possède même un trésor où s'amassent les métaux, les bijoux, les pierres précieuses, représentant, dit-on, une valeur d'une centaine de millions, soit environ deux fois les recettes annuelles, évaluées à 45 ou 50 millions de francs ; peut-être, comme au temps de Chardin, se garde-t-on de faire l'addition totale, par crainte de porter malheur au trésor. Les deux sources principales du revenu sont l'impôt foncier, fixé à un cinquième des produits, — non compris les frais supplémentaires de prélèvement, — et les douanes, que des régisseurs afferment pour 5 à 6 millions par an ; Bandar-Abbas, quelques autres ports et des îles des rives méridionales sont loués à l'imam de Mascate. En outre, le gouvernement décrète quand il lui plaît des impôts supplémentaires, soit dans tout l'empire, soit dans un district spécial, ce qui permet aux gouverneurs de se livrer aux exactions les plus criantes et cause la ruine des populations pour de longues années; l'arrivée du hakim dans une ville, de même que son départ, oblige les communes à lui payer un viatique, consistant en ducats offerts sur un plat d'or ou d'argent, en cachemires précieux, en mulets et en chevaux; jadis on sacrifiait des brebis et même des bœufs à leur approche. Chaque fonctionnaire ajoute à son traitement officiel le produit des impôts volontaires ou forcés qui pèsent sur ses subordonnés : c'est le supplément d'honoraires connu sous le nom de mokatel.

Les monnaies de la Perse, pièces d'or, d'argent et de cuivre, faites de lingots importés de Russie, sont frappées dans presque toutes les grandes villes, même jusqu'à Sikohah, dans le Seïstan ; symboles de la puissance royale, les pièces d'or et d'argent portent le nom du roi, Nassir-Eddin le Kadjar, et quelques-unes même ont son effigie, malgré la défense du Coran. Autrefois les toman étaient en or pur; maintenant ils contiennent une forte proportion d'alliage et la plupart sont rognés : les marchands ne les acceptent qu'au poids. Officiellement, le système monétaire est, depuis 1879, le même que celui de la France. Le toman se compose de dix kran, ou francs, qui se subdivisent à leur tour en dix doubles chaï (chagis) ou décimes ; les autres divisions sont les mêmes que celles du système monétaire français.

Le tableau suivant donne la liste des provinces et des gouvernements avec leurs villes principales et leur population approximative. Les limites des gouvernements, de leurs districts et des boulouk ou cantons changent fréquemment, suivant la faveur dont jouissent les chah-zadeh ou fils du roi et les autres grands personnages chargés de l'administration du pays, car leurs revenus s'accroissent et diminuent avec la superficie de la province.

1 De Gobineau, Trois ans en Asie

2 Polak, ouvrage cité.

3 Gasteiger, Von Kirman nach Baludschislan.

4 De Gobineau, Religions et Philosophies dans l'Asie Centrale.

5 F. de Filippi, Note di un Viaggio in Persia-; — Wells, The Land of Lion and Sun; — Grattan Geary, Through Asiatic Turkey De Gobineau, Religions et Philosophies dans l'Asie Centrale.

6 Petermann, Reisen im Orient; — De Gobineau, Trois ans en Asie.

7 De Bode, Travels in Luristan Polak; — J. Dieulafoy, ouvrages cités.

8 Jane Dieulafoy, Tour du Monde, 1885 ;— M. Dieulafoy, Notes manuscrites.

PROVINCES.

GOUVERNEMENTS.

CAPITALE.

AUTRES VILLES PRINCIPALES.

POPULATION.

Azerbeïdjan

Azerbeïdjan.

Tabriz.

Ourmiah, Khoï, Maragha

1 400 000

Irak Adjemi.

Khamseh.

Zendjan.

Damghan, Semnan, Chahroud, Bostam, Saveh, Goulpaïgan, Khonsar, Nedjefabad, Koupa, Nain, Taft, Ardakan, Maïbout.

1 320 000

Kasvin.

Kasvin.

Teheran.

Teheran.

Hamadan.

Hamadan

Koum.

Koum

Kachan.

Kachan

Ispahan.

Ispahan

Yezd.

Yezd.

Kourdistan.

Ardilan

Senna.

 

260 000

Kermanchah

Kermanchah

Louristan

Bouroudjird

Bouroudjird

Khorremabad

300 000

Farsistan

Chiraz.

Chiraz

Bouchir, Kazeroun, Firouzabad

1 200 000

Arabistan ou Khouzistan

Chouster

Chouster.

Dizfoul, Bebehan.

600 000

Kirman

Kirman

Kirman

Bahramabad

600 000

Malaïr Toursikan

Bampour

Bampour.

 

100 000

Ghilan

Ghilan

Recht

Lengheroud, Enzeli

400 000

Mazanderan

Mazanderan

Sari

Barfrouch, Amol

250 000

Astrabad

Astrabad

Astrabad

 

150 000

Khorassan

Khorassan

Meched

Nichapour, Koutchan, Chirwan.

1 000 000

Tour de Meimandan, sur la route de Damghan à Meched. Dessin de D. Lancelot, d'après une photographie communiquée par Madame Dieulafoy

Tour de Meimandan, sur la route de Damghan à Meched. Dessin de D. Lancelot, d'après une photographie communiquée par Madame Dieulafoy

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