Géographie de l'Arménie. Élisée Reclus (3)
C'est un fait très curieux que le Masis, malgré la grande quantité des neiges qui pèsent sur sa pyramide terminale et qui en comblent les cratères, soit presque complètement sans eau. Le naturaliste Wagner n'a pu trouver que deux fontaines à la base de la puissante montagne, et les ruisseaux qui s'en écoulent ne sont que de petits filets d'eau grésillant parmi les pierres. Tandis que les montagnes voisines, également d'origine éruptive, versent les eaux à torrents et en remplissent des lacs vastes et profonds, les pentes de l'Ararat restent arides et brûlées. pendant la saison des sécheresses, elles sont même inhabitables à cause du manque d'ombrage et d'humidité : les pâtres n'y mènent point leurs troupeaux; on n'y voit que rarement un animal sauvage; les oiseaux mêmes évitent cette montagne aux roches noires, à la végétation flétrie. La solitude y est absolue, comme au milieu des déserts de sable. Il faut donc que les eaux de neige et de pluie disparaissent dans les fissures du sol, sous les cendres et les laves, soit pour s'amasser en lacs dans l'intérieur de la terre, soit plutôt pour s'épancher en un réseau de fleuves cachés.
Ces eaux souterraines, que des foyers de laves et la haute température naturelle du sol profond transforment en vapeurs, expliquent peut-être l'éruption terrible qui se produisit en 1840. Alors un ancien cratère, situé au-dessous du couvent de Saint-Jacques, se rouvrit soudain : une vapeur épaisse s'éleva vers le ciel, bien au-dessus du sommet de l'Ararat, et répandit dans l'air une odeur de soufre. La montagne se mit à mugir sourdement et à lancer de la fissure d'énormes quantités de pierres et de rochers, dont quelques-uns pesant jusqu'à cinq tonnes ; le sol se crevassa pour laisser échapper des jets de vapeurs, et du lit de l'Araxe on vit des sources d'eau thermale jaillir à gros bouillons. Le couvent de Saint-Jacques disparut sous les débris, ainsi que le riche et populeux village d'Argouri, que les Arméniens disaient être le plus ancien de la Terre en effet, le nom d'Argouri signifie « plant de Vigne » et, d'après la légende, c'est là que le patriarche Noé planta le premier sarment en descendant de l'arche. Les deux mille victimes d'Argouri ne furent pas les seules : à Erivan, à Nakhitchevan, à Bayazed, d'autres milliers d'hommes furent écrasés par l'effet du tremblement de terre, quoique par bonheur la population presque tout entière jouît dans ce moment, en dehors des maisons, de l'air frais du soir1.
Quatre jours après l'éruption et le tremblement du sol, un nouveau désastre vint détruire presque toutes les cultures d'Argouri : les eaux et les boues accumulées dans le cratère, et provenant en partie des neiges fondues, rompirent leurs parois et se déversèrent sur les pentes en longues coulées de vase qui changèrent la plaine en un vaste marais. L'éruption d'Argouri est la première dont il soit question dans l'histoire de la montagne, mais l'Ararat a été plusieurs fois le centre de terribles secousses. Quant à l'assertion du voyageur Reineggs, qui aurait vu en 1785 des flammes et de la fumée jaillir du sommet du Masis, elle est plus que douteuse. Aucun Arménien de la contrée ne vit ce phénomène.
L'Allah-ghöz (Oeil de Dieu) ou plutôt Ała-göz, c'est-à-dire le « mont Bigarre », — à moins qu'il ne faille y voir une forme turque donnée au nom arménien Arakadz2, — fait face à l'Ararat, de l'autre côté de la plaine d'Erivan. C'est un massif -volcanique beaucoup moins haut que celui du Masis, quoique son cône obtus atteigne l'altitude de 4190 mètres; mais par son étendue et la puissance de ses contreforts, il dépasse son fier rival. Au sud et à l'est ses cheires de lave descendent jusque dans la vallée de l'Araxe ; à l'ouest et au nord, d'autres coulées, datant également d'une ancienne période géologique, se sont épanchées. dans la vallée de l'Arpatchaï vers Alexandrapol : la masse des matières rejetées du sol a des centaines de kilomètres de pourtour. La montagne mérite son nom de « Bigarrée » par les couleurs diverses de ses scories, de ses pierres ponces, de ses obsidianes, entre lesquelles brillent çà et là la verdure et les fleurs. Trois des anciens cratères sont occupés par les eaux de petits lacs, toujours assombris par les parois environnantes; mais l'Alagöz, comme l'Ararat, n'épanche dans la plaine qu'un bien petit nombre de sources; en temps ordinaire les eaux se perdent dans les scories et dans les cendres : un lac, qui se trouve au sud de la montagne, l'Aïger-göl, est alimenté par ces eaux souterraines et donne lui-même naissance aux sources de la belle rivière Kara-sou, affluent de l'Araxe, baignant la base de l'ancienne citadelle d'Armavir3.
L'Ałagöz, isolé comme l'Ararat, ne se rattache que par des seuils peu élevés aux montagnes du nord, qui se développent parallèlement au Caucase, en rejoignant la chaîne volcanique du plateau d'Akhalkalaki aux massifs qui dominent, à l'est d'Erivan, le grand lac Gok-tchaï. Ces monts, de Somkhet, de Pambak, et d'autres encore, dont les sommets ont de 2400 à 3000 mètres de hauteur, sont de simples crêtes de plateau, et de part et d'autre on s'élève vers les seuils de passage par de longues pentes d'une faible inclinaison. Le col d'Echek-maïdan, qui, traverse cette chaîne, sur la route commerciale de Tiflis à Erivan, est à l'altitude de 2170 mètres. En cet endroit, on se trouve à l'angle nord-occidental d'un plateau montueux où se sont croisés les divers axes du Caucase, en
formant un véritable labyrinthe de chaînes, se dirigeant du nord au sud, de l'ouest à l'est, du sud-ouest au nord-ouest ; mais la direction dominante reste celle du nord-ouest au sud-est et se maintient parallèle au Grand-Caucase. D'ailleurs, les crêtes ont à peu près la même hauteur moyenne et s'élèvent d'environ 1000 mètres au-dessus de l'énorme piédestal que forme le plateau; seuls quelques cônes de volcans éteints atteignent la hauteur relative, de 1500 mètres, soit 5400 mètres au-dessus du niveau de la mer. Cet entrecroisement de crêtes d'égale élévation explique la formation d'un vaste lac, emplissant une cavité du plateau, à 1952 mètres plus haut que la mer Noire et ne débordant qu'en été pour s'épancher au sud-ouest vers l'Araxe par la rivière Zanga. Ce lac est le Gok-tchaï (Goktcha) ou l' « Eau-Bleue » des Tartares, le Sevanga des Arméniens. Chardin est le premier voyageur européen qui l'ait mentionné, et pourtant ce- bassin n'a pas moins de 1 570 kilomètres carrés de surface; il est donc environ deux fois et demi plus grand que le lac de Genève. Sa profondeur, sans être aussi considérable que celle du Léman, est cependant assez forte : elle varie en moyenne de 45 à 75 mètres; la sonde a trouvé 110 mètres sur l'axe longitudinal du lac, mais dans la partie la plus resserrée du bassin4. Les eaux, douces dans le bassin du nord, comme celles de la plupart des lacs à déversoir, mais un peu salées du côté du sud, où elles ne se renouvellent que lentement5, ne sont pas riches en espèces de poissons; elles n'en possèdent que cinq, parmi lesquelles la truite et le saumon; mais les individus en sont très nombreux. Il est arrivé de prendre jusqu'à mille et deux mille truites en un seul coup de filet. En hiver, on les pêche en cassant la glace.
Le Gok-tchaï doit son nom à ses eaux d'un bel azur. De forme triangulaire, mais rétréci vers le milieu par deux promontoires opposés, il est complètement entouré de montagnes, grises ait premier plan, et plus loin bleuies par l'air intermédiaire, et çà et là rayées de neiges: L'aspect général du paysage est grandiose et solennel, mais fort triste. Les pentes de lave et de porphyre sont presque absolument nues ; on ne voit pas un arbre, même sur les rives. D'anciennes cités n'ont laissé que des amas de décombres, parmi lesquels on a trouvé de nombreuses monnaies du temps des Sassanides. Les villages se blottissent dans des creux bien abrités, au-dessous des parois des rochers; on ne voit guère que des hameaux, dont les réduits sont à demi creusés dans la terre. De nombreux tertres funéraires, appelés tombeaux des Ogous ou des « Géants » s'élèvent en divers endroits du plateau, soit isolés, soit alignés au bord des terrasses, pareils à ceux que l'on voit, sur l'Ałagöz et presque jusqu'au sommet du Petit-Ararat6. Presque tous les champs du plateau ont été laissés en friche, le pays est redevenu désert; naguère aucune embarcation ne flottait sur les eaux du lac, comme au temps où les habitations lacustres s'élevaient au-dessus de ses flots7 ; les pêcheurs même ne s'éloignent pas de la rive. Pendant les deux tiers de l'année, les neiges recouvrent le plateau, et l'hiver, malgré les violentes tempêtes qui descendent des monts, il arrive souvent que le lac se recouvre de glace, d'abord dans le voisinage des rives, et peu à peu jusqu'au centre. Dans l'angle nord-occidental du Gok-tchaï, le couvent de Sévan, célèbre depuis neuf siècles en Arménie, occupe un îlot de laves, cône d'éjection rejeté du lit des eaux. Il est difficile d'imaginer un lieu d'exil plus triste, plus accablant d'ennui que cette île de roches noires et sans végétation, dont les moines sont condamnés au silence, excepté pendant quatre jours de l'année. Mais les villages du plateau voisin sont devenus des lieux de guérison pour les habitants de l'insalubre Erivan. Les fièvres, si communes et si redoutables dans la plaine de l'Araxe, ne règnent pas sur le plateau; l'air y est pur et fortifiant.
A l'orient du Gok-tchaï et de sa ceinture de volcans, d'où s'écoulent des cheires emplissant les vallons,les chaînons entrecroisés des monts de Kharabagh, le Rani des Grousiens, le pays d'Arran des Perses et des anciens Juifs, prolongent leur dédale dans la direction de l'est au sud-est. C'est dans cette région, coupée de gorges profondes, que les sommets de ce massif tourmenté du Gok-tchaï se dressent à la plus grande hauteur, sinon dans la zone des neiges persistantes, du moins dans celle où les ravins sont presque toujours striés de blanc. Trois ou quatre montagnes seulement gardent pendant toute l'année leur calotte neigeuse : telle est la cime du Gämîch (3740 mètres), d'où jaillissent les sources du Terter; tels sont aussi le Kazangöl-dagh et son voisin méridional, le Kapoudjicli (3715 mètres), qui se continue au sud vers la ville d'Ordoubat par des monts abrupts, couronnés de parois à pic et flanqués de talus d'éboulement. Au sud de ces points culminants de l'Arménie orientale, de l'autre côté de la gorge de l'Araxe, s'élèvent des montagnes d'égale hauteur, pareillement- rayées de neige. Entre la chaîne que domine le Kapoudjich et les montages de Choucha. s'ouvre le bassin du Zangezour, d'une hauteur moyenne de 1200 mètres, qui semble avoir formé autrefois une cavité lacustre comme le Gok-tchaï, et dont les eaux se sont vidées par les deux rivières du Bergouchet et de l'Akera, unies avant d'entrer dans la vallée de l'Araxe. Au centre de ce bassin se dresse la montagne conique d'Ichikli ou de Katchal-dagh, haute de plus de 5000 mètres. Les cendres volcaniques et les scories rejetées par les volcans des alentours se sont agglomérées au fond de l'ancien lac en couches de plusieurs centaines de mètres d'épaisseur, que les torrents ont ravinées profondément. Les terrasses de cendres, cultivées en céréales, se terminent au-dessus des vallées verdoyantes par des escarpements multicolores, gris, verts, bleus, ou même d'un rouge écarlate, découpées par les eaux de pluie en aiguilles, en obélisques portant çà et là des blocs à leurs extrémités : ce sont des « colonnes coiffées » comme celles de certaines régions des Alpes. Dans ces terres meubles, les paysans ont creusé leurs caves, leurs étables ou même leurs demeures8.
La flore de ces régions montueuses ressemble d'une manière remarquable à celle des montagnes de l'Europe : un voyageur qui se verrait transporté soudain d'une vallée des Alpes aux bords d'un tributaire de l'Araxe pourrait croire qu'il n'a pas, changé de pays : il retrouverait les hêtres, les chênes et les trembles, les mêmes arbustes du sous-bois, et dans le gazon les mêmes espèces de fleurs9; les hautes vallées, couvertes d'une couche épaisse de terre noire, sont très fertiles, et cette fécondité serait la raison qui fit donner à la contrée son nom de Karabagh ou « Jardin noir ». Mais sur les pentes de la zone forestière qui manquent d'irrigation, le sol, que brûlent en été des chaleurs de 40 degrés centigrades, est généralement stérile : des sauges et d'autres plantes aromatiques sont la seule végétation des pâtis, et la faune libre n'est guère représentée que par des reptiles, des araignées, des scorpions10 et des tarentules redoutables, connues ordinairement par les Russes sous le nom de phalanges (phalangium araneoides). Les chevaux de Karabagh, que l'on dit les meilleurs et les plus beaux de la Transcaucasie, gravissent les rochers comme des chèvres.
1 Moritz Wagner; — Abich; —Khodzko.
2 Carl Ritter, Asien, vol. X.
3 Dubois de Montpéreux, Voyage autour du Caucase.
4 Semonov, Slovar' Rossiskoï Imperii; — Kessler, Mémoires de la Société des naturalistes de Pétersbourg (en russe), t. VII, 1876.
5 Dubois de Montpéreux, Voyage autour du Caucase.
6 Bergé, Russische Revue, 1874, n' 11.
7 Bayern, Sbornik Sv'ed'eniy o Kavkazé, I.
8 N. von Seidlitz, Mittheilungen von Petermann, 1880; – Notes manuscrites.
9 Moritz Wagner, ouvrage cité.
10 Gustave Radde, Vier Vorträge über rien Kaukasus.