Meyer Habib, les drapeaux et le whataboutisme
On appelle ça le whataboutism, de l’anglais « what about », « qu’en est-il de ?» :
Le whataboutism, également trouvé sous la forme whataboutery1 et parfois francisé en whataboutisme voire qu’en-est-ilisme, est un sophisme visant à dévier une critique par des références à d'autres griefs réels ou présumés. L'Oxford English Dictionary définit ce terme comme une « technique ou pratique consistant à répondre à une accusation ou question difficile en faisant une contre-accusation ou en évoquant un problème différent1 ».
C’est une technique dangereuse, qui fonctionne souvent comme un boomerang. Car arguer des saloperies faites par le camp adverse pour balayer toute critique de son camp revient à admettre que son camp en a fait. Et il faut bien choisir ses éléments de comparaison. Comparer les situations palestinienne et catalane est sans danger, car le seul risque est de comparer les politiques d’Israël et de l’Espagne. Comparer avec celles des Ouïghours est plus risqué, car il y a accusation de génocide culturel2.
L’ancien député français Meyer Habib vient d’en donner une illustration, en critiquant la proposition de Jean-Luc Mélenchon de mettre « des drapeaux palestiniens partout où on peut3, de manière à ce que cette personne4 n’ait pas le dernier mot ».
Meyer Habib invoque les « millions de morts » ukrainiens, ouïghours, yézidis, iraniens ou soudanais. Et affirme que parler des morts palestiniens sans parler de ces derniers serait une preuve d’antisémitisme !!!
3 et donc pas forcément sur les seuls bâtiments publics...
4 Patrick Hetzel, ministre de l’enseignement supérieur, qui avait estimé que mettre le drapeau palestinien, pourtant drapeau non religieux, était une « atteinte à la laïcité ».
Les choses sont-elles comparables ?
Ukraine : depuis le début de « l’opération militaire spéciale », euphémisme russe pour qualifier la tentative d’invasion de l’Ukraine, les pertes militaires seraient, en octobre 2024, après 30 mois de combats dans une guerre de position, de 100 à 200 000 soldats tués dans chaque camp1, selon les sources, et quelques dizaines de milliers de civils. A noter que la CPI a émis un mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine.
Ouïghours : La région autonome chinoise du Xinjiang comptait en 2010 22 millions d’habitants, dont le moitié de Ouïghours, peuple turcophone et musulman2. Le gouvernement de Pékin se livre à une répression de masse pour faire taire toutes les revendications culturelles, politiques et religieuses des Ouïghours3. Quelle que soit l’ampleur de cette répression, il n’y a pas des millions de morts.
Le yézidisme est une religion très ancienne, pratiqués notamment par des Kurdes d’Irak. Les Yézidis seraient 1,5 à 2 millions dans le monde. Ils ont été, à partir de 2014, victimes d’un génocide perpétré par l’État islamique (Daech). Selon les Nations Unies, il y aurait eu 5 000 yézidis assassinés et 5 à 7 000 enlevés et réduits en esclavage (principalement des femmes et des enfants).
Iran : Depuis l’instauration de la République islamique, l’Iran a connu une guerre avec l’Irak (1980-1988) et plusieurs phases de répression interne. La guerre avec l’Irak, déclenchée par Saddam Hussein avec le soutien des pays occidentaux, aurait fait, selon Wikipédia, de 680 000 à 1 200 000 morts au total et à peu près à parts égales entre les deux belligérants. Je ne pense pas que Meyer Habib ait une quelconque compassion pour les morts iraniens de cette guerre. Le gouvernement réprime toute contestation et applique la peine de mort. Selon Amnesty, 853 personnes auraient été exécutées en 2023, il faut y ajouter les morts lors de la répression brutale des manifestations4. Nous sommes malgré tout encore loin des « millions de morts ».
Soudan. Le pays a connu plusieurs guerres civiles, dont une au Darfour et une qui a abouti à la sécession du Soudan du Sud, lui-même en proie désormais à une guerre civile. L’actuelle, depuis 2023 oppose deux chefs de guerre, en lutte notamment pour le contrôle des richesses du pays. Un camp serait soutenu par l’Égypte, les États-Unis et l’Iran !. L’autre serait soutenu par les Émirats arabes unis, une faction libyenne, l’Éthiopie et la Russie5. Difficile de définir un « camp des bons » contre un « camp des méchants ». Cette guerre civile aurait causé jusqu’en juin 2024 150 000 morts et des millions de déplacés.
Alors, même si le bilan de ces conflits est effroyables, parler de « millions de morts » est réducteur, excessif et n’a pour but que de faire oublier les morts de Gaza et maintenant du Liban ? Quant à l’accusation d’antisémitisme, elle ne repose sur rien et est dangereuse. Elle ne repose sur rien, sur aucune déclaration précise de Jean-Luc Mélenchon. Un peu comme si on accusait systématiquement les personnes qui dénoncent la politique du gouvernement de Pékin au Tibet de « racisme anti-han », etc.. Elle est dangereuse, car à force de poser l’équation « critique de la politique israélienne » = antisémitisme, c’est-à-dire haine des juifs, on risque de voir des gens inverser les termes de l’équation et la lire dans l’autre sens : « juif » = partisan de la politique israélienne. En clair, d’encourager l’antisémitisme.
1 https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/geopolitique/geopolitique-du-jeudi-19-septembre-2024-6206280
3 https://www.hrw.org/fr/news/2023/08/31/chine-crimes-contre-lhumanite-incessants-visant-les-ouighours
Parlons drapeaux maintenant.
Après l’invasion russe de l’Ukraine, de nombreuses municipalités ont placé un drapeau ukrainien sur leur mairie. A Nancy, la statue de Stanislas Leszczynski, roi déchu de Pologne et dernier duc de Lorraine et de Bar, a été enveloppée dans un grand drapeau ukrainien. A cette occasion, il aurait été utile de faire un peu de pédagogie : le bon roi Stanislas est né à Léopol / Lwów (Union lituano-polonaise1) en 1677. C’est aujourd’hui Lviv, en Ukraine. Les relations polono-ukrainienne ou lituano-ukrainienne ont souvent été houleuses, voire violentes. Stepan Bandera2, considéré comme un héros par l’Ukraine indépendante, a « aussi » massacré des Polonais3.
1 Nom officiel : République des Deux Nations.
Ouïghours : pourquoi pas, mais vu le drapeau, je crois que les amis de Meyer Habib seraient parmi les premiers à protester.
Yézidis : je ne connaissais pas le drapeau, c’est maintenant chose faite.
Iran : quel drapeau ? Celui de la République islamique, celui de l’Iran du shah, ou celui de la dynastie qajar ?
Les drapeaux iraniens
Soudan : la aussi, une crise de nerfs des mêmes est à prévoir, car le Soudan, comme la Palestine, ont choisi pour leur drapeau les couleurs pan-arabes. On peut les confondre.
Les drapeaux palestiniens et soudanais
Pour conclure, il faut citer l’homme que j’appellerais l’anti-alchimiste, celui qui a transformé l’or en plomb : François Hollande.
Prendre intelligemment le contre-pied de Jean-Luc Mélenchon est un art délicat si on veut éviter de dire des bêtises. Dire que les seuls drapeaux qu’on doit porter dans les lieux publics sont les drapeaux français, c’est méconnaître les lois du pays dont on a été le président : aucune loi n’interdit la présence d’autres drapeaux sur les édifices publics, à condition que le drapeau français ait une place prééminente et que cette présence soit temporaire. Il y a des règles pour le drapeau de l’UE, dont la présence est codifiée. Je ne me souviens pas de protestations de François Hollande contre la présence de drapeaux ukrainiens ou israéliens sur des bâtiments publics.
Sans oublier la question de la présence permanente de drapeaux régionaux sur certains édifices.