L'Iran (Perse) vu par Élisée Reclus (1884). Les religions d'Iran
L'Iran (Perse) dans la Géographie universelle d'Élisée Reclus (1884). Les religions d'Iran
Pages 207 à 217
L'ancienne religion de Zoroastre n'est plus pratiquée que par un petit nombre de Persans, et sous une forme très différente de celle qui devait prévaloir aux temps où furent proclamées les doctrines du Zend-Avesta. On sait que les Parsi ou Zardouchti ont leurs principales communautés en dehors de l'Iran, à Bombay et dans les cités voisines : dans la Perse même, ils sont un peu plus de 8000 et ne se présentent en groupes compacts que dans le district de Yezd ou Yezdan, c'est-à-dire la « Cité de la Lumière1 ». Encore au dixième siècle, lors du voyage d'Ibn Haukal, chaque village avait son temple, ses prêtres, son livre saint2; mais, depuis cette époque, les « autels du feu » dressés jadis au sommet des collines ont tous été détruits, à l'exception de celui de Taft, dans le voisinage de Yezd; les prêtres n'osent plus y allumer la flamme sacrée, composée de douze feux distincts, dont le premier a été allumé directement par le soleil au moyen d'une lentille3; les autels de Yezd ne sont que de simples réchauds cachés au fond de noires masures. Ailleurs on n'en voit plus que des restes, indiqués par la tradition locale, et ils ne sont plus désignés dans le pays que sous leur nom arabe d'atech-gaz ou atech-kadé; l'ancienne appellation pehlvi est oubliée. Mais les Guèbres ont conservé le droit d'ensevelir leurs morts suivant les rites et près de chaque ville où se trouve l'une de leurs communautés une dakhmé ou tour du silence s'élève sur un roc isolé. Abhorrés comme idolâtres, les Guèbres auraient été exterminés depuis longtemps s'ils ne possédaient une lettre du calife Ali leur promettant sa protection : ce qui d'ailleurs ne les dispense point de l'impôt spécial exigé des infidèles; leur nombre diminuait naguère par des enlèvements de jeunes filles, que l'on convertissait au mahométisme et qui, devenues membres de la grande famille de l'Islam, ne rentraient plus chez leurs parents. Encore de nos jours, les plus riches marchands guèbres ne peuvent monter que sur des ânes; ils sont tenus de mettre pied à terre toutes les fois qu'ils rencontrent un musulman et doivent aussi porter à leurs vêtements des marques de couleurs particulières pour que la foule les distingue toujours des « vrais croyants » et puisse les poursuivre d'insultes sans risque de se tromper4. Cependant la situation des adorateurs du feu s'est fort améliorée depuis le milieu du siècle, grâce à l'esprit de solidarité des Parsi de l'Inde, qui envoient à leurs coreligionnaires iraniens de l'argent pour payer les impôts et pour entretenir des écoles, et qui dans mainte circonstance ont fait intervenir les demandes et les conseils de l'Angleterre.
1 Recensement des Parsi en 1879 :
Yezd et villages environnants 6483
Kirman » » 1498
Teheran » » 150
Autres villes 57
Ensemble 8188
2 Gödel-Lannoy, Allgemeine Zeitung, märz 1883
3 II. Petermann, Reisen in Orient.
4 Gasteiger, ouvrage cité,
En outre, quelques rares Persans, fiers de leur histoire, se sentent portés de sympathie vers ces hommes qui restent fidèles, dans l'Iran moderne, aux traditions de la Perse antique; parmi les sectes de fondation nouvelle, il en est qui cherchent à se rapprocher de l'ancienne religion de Zoroastre, et travaillent même à la restauration du culte ancien1. La grande épopée persane, le Chah-nameh de Firdousi, célèbre le culte des aïeux en termes qui semblent voiler une certaine ironie contre la religion nouvelle : « Nos pères adoraient aussi Dieu. Les Arabes se tournent dans leurs prières vers une pierre, eux se tournaient vers le feu aux vives couleurs. » De nombreuses cérémonies civiles de la Perse rappellent l'ancien culte. Ainsi, dans le Khorassan, lorsqu'une députation de villageois vient à la rencontre d'étrangers pour leur faire honneur, les délégués portent, en été comme en hiver, un pot rempli de braise ardente2. Dans toute la Perse, la fête par excellence est celle du Neurouz, célébrée le 20 mars en l'honneur du renouveau solaire.
Comme intermédiaires du commerce avec l'Inde, les Guèbres de Yezd et de Kirman ont un rôle d'une certaine importance, et dans leur trafic ils se distinguent des Persans par la sûreté de leur parole. Au point de vue religieux, la plupart se laissent gouverner aveuglément par leurs prêtres ou mobed, qui: répètent des prières et des formules en pehlvi, qu'ils ne comprennent pas eux-mêmes. Les cérémonies, très compliquées, sont devenues la religion tout entière et l'attention des officiants se porte exclusivement sur l'attitude à prendre, les paroles à prononcer, l'ordre dans lequel doivent être placés les foyers sacrés, les branches bénites du homa (sarcostema viminalis), les coupes contenant le jus de la plante divine, les vases d'encens, les mortiers où se broient et se mélangent les ingrédients des gâteaux traditionnels; l'initiation des garçons ne consiste qu'à leur donner la chemise qui les protégera contre les influences du démon, puis à les ceindre de l'écharpe qui leur procurera la force et la vertu pour les bonnes œuvres. L'antique foi dualiste s'est graduellement transformée en monothéisme; sauf les pratiques, la religion des Guèbres persans ne présente aucune différence avec celle des musulmans voisins. Pour se faire bien venir de ceux-ci, les adorateurs du feu prétendent que Zerdoucht ou Zoroastre, l'auteur de leur livre sacré, est le même personnage que juifs, chrétiens et musulmans, tous « gens du livre », connaissent sous le nom d'Abraham ; dans toute discussion, les interlocuteurs leur concèdent poliment qu'il en est ainsi3. Une sorte de schisme s'est produit entre les Parsi de l'Iran et ceux de Bombay, mais la cause en est purement matérielle et ne tient nullement à des questions de dogme : séparés les uns des autres pendant des siècles, les deux groupes de religionnaires ont cessé d'avoir le même calendrier et prononcent diversement certains mots de la liturgie4. Guèbres de l'Iran et Guèbres de l'Inde ont le même cérémonial, et livrent également leurs morts aux aigles et aux vautours. Presque toutes les unions se font entre proches parents, cependant on n'a point remarqué que les Guèbres soient inférieurs à leurs voisins mahométans pour la pureté du sang et la beauté des traits. Du reste, chez tous les Persans, les premiers mariages se font presque toujours entre cousins germains.
Les neuf dixièmes de la population persane appartiennent officiellement au mahométisme chiite : on peut dire que le patriotisme national a pris cette forme religieuse pour réagir contre les Arabes et les Turcs. Les limites de la secte correspondent d'une manière générale avec celles de la nation, et même en plusieurs endroits elles coïncident parfaitement : la frontière des religions est aussi bien marquée que celle des États. Tout en imposant leur culte, les conquérants arabes, les «Mangeurs de lézards », ainsi qu'on les désigne avec mépris, n'étaient point devenus les frères de ces vaincus auxquels ils avaient apporté leur foi; un demi-siècle ne s'était pas écoulé depuis l'invasion de la Perse et la chute de la dynastie des Sassanides, que la réaction politique commençait à se faire, mais comme simple revendication dynastique : les Persans tenaient plus que les Arabes eux-mêmes au maintien du califat dans la famille de Mahomet. C'est qu'Ali, le neveu et gendre du prophète, avait donné pour épouse à son fils Housseïn la dernière fille du roi sassanide Yezdidjerd : le sang du prophète et celui des souverains héréditaires de l'Iran se trouvaient ainsi réunis dans la famille d'Ali. Mais lorsque le malheureux calife eut été massacré dans la mosquée de Koufa, lorsque ses fils Housseïn et Hassan eurent été égorgés avec parents et amis dans la plaine de Kerbela, la dynastie sassanide s'éteignit en même temps que celle de Mahomet. Grande fut la douleur parmi les musulmans de Perse, et les circonstances horribles dans lesquelles s'était accompli le drame ajoutèrent au sentiment de pitié que l'on ressentait pour la famille exterminée. La légende s'empara bientôt de ces faits pour les transfigurer, en faire une lutte entre les deux empires, deux religions, deux forces à jamais ennemies comme celles de l'ancien dualisme mazdéen. Les partisans d'Ali le placèrent sur le même rang que Mahomet; ils en firent le « lieutenant », le wali d'Allah, chez un grand nombre de chiites, Ali est la divinité par excellence, le successeur d'Ormuzd ; une secte spéciale, celle des Ali -Allahi, Nosaïri ou Naseri, qui comprend non seulement des Iraniens, mais aussi des Turcs et peut-être même des fragments de tribus juives et nestoriennes, ne fait aucune différence de nature entre Allah et la dernière et la plus parfaite de ses mille et une incarnations terrestres, le calife Ali5. Il est aussi des sectes qui se vouent à l'adoration spéciale des douze imam, les descendants du calife vénéré. D'autre part, Omar est considéré comme une sorte de Satan, que le vrai fidèle doit maudire. Tous les ans un jour spécial est consacré à la célébration de la mort d'Omar et les pèlerins vont en foule à Kachan visiter le prétendu tombeau de son meurtrier.
La secte chiite, d'abord persécutée, conquit graduellement toutes les populations persanes, mais elle ne devint religion d'État que dans les premières années du seizième siècle, avec la dynastie des Sefvides. Elle fait encore des prosélytes, à l'est dans l'Afghanistan, au nord-ouest chez les Tartares de la Transcaucasie, enfin dans la Perse elle-même, et témoigne de sa vitalité par le développement d'une littérature nationale, née dans le peuple, en dehors de l'influence des prêtres. Autrefois les scènes commémoratives célébrées en l'honneur d'Ali et de ses fils consistaient seulement en prières, en lamentations, en processions funèbres, accompagnées de ces tortures volontaires qui font des cérémonies chiites un si effroyable spectacle6. Les personnages du drame, Ali, Housseïn, Hassan, les enfants et les femmes massacrés à Kerbela, figuraient dans ces représentations, mais en témoins muets du crime; ils ne parlaient ni n'agissaient, tandis que de nos jours ils sont devenus acteurs; les tazieh, comparables aux « mystères » du moyen âge, sont maintenant de véritables pièces dans lesquelles les auteurs, inconnus pour la plupart, ont introduit les monologues, les dialogues, les péripéties imprévues, osant même toucher à la légende pour donner aux situations un intérêt plus poignant. Des troupes d'acteurs, composées presque toutes d'Ispahani, qui sont parmi tous les Persans réputés comme ayant la voix la plus sonore et-l'accent le plus pur, se sont formées pour donner des représentations théâtrales dans les diverses cités de l'Iran, et de nombreux artistes, surtout ceux qui figurent les enfants et les femmes de la famille du prophète, sont arrivés à la gloire et à la fortune. Sur quelques scènes on a représenté d'autres mystères que le massacre de Kerbela : peu à peu un théâtre national se constitue7. Les familles des seïd ou seyed, parents du prophète Mahomet, qui forment au moins la cinquantième partie de toute la population persane, prennent une part spéciale à la direction des tazieh comme intéressées à la gloire de leurs prétendus aïeux, mais parmi ces familles il n'en est peut-être pas une seule qui puisse alléguer une raison valable en faveur de son titre. Jadis les seïd avaient, pour ainsi dire, tous les droits, même celui de dire la vérité au souverain!
Les chiites ne se distinguent pas seulement des sunnites par le souvenir de dissensions politiques et par le sentiment national, mais la longue séparation a eu naturellement pour conséquence un changement notable dans le culte et les dogmes. En Perse, l'ancienne caste des mages s'est graduellement reformée par la réunion des docteurs de chaque cité. La hiérarchie des prêtres s'est reconstituée dans la secte des chiites persans beaucoup plus fortement que chez les sunnites, et le Coran, loin d'être livré, comme en pays turc ou arabe, à la libre interprétation des fidèles, ne peut être lu et commenté que par les mollahs. Les images, qui sont en horreur aux sunnites, et que le vrai croyant ne manquera pas de déplacer ou de fuir quand il fait sa prière, ne choquent nullement les chiites de Perse8 et dans presque toutes les maisons de l'Iran se voit une peinture représentant le prophète Ali; seulement l'artiste, se sentant incapable de reproduire les traits merveilleux de beauté que la tradition attribue au gendre de Mahomet, le peint toujours cachant sa figure sous un voile. A certains égards, le chiisme indique donc un retour vers les religions antérieures au mahométisme, et les sunnites ont quelque droit à les accuser d'appartenir encore au culte de Zoroastre; cependant il est certains passages du Coran dont les chiites donnent une interprétation plus conforme aux explications des premiers commentateurs que ne l'est celle des sunnites actuels. Les chiites affectent d'être plus orthodoxes que les Arabes, de même qu'ils prétendent avoir voulu maintenir contre eux l'ordre de succession légitime au califat.
Mais, tout en appartenant officiellement aux communautés chiites, la plupart des Persans professent en secret des idées fort différentes de celles qui leur sont enseignées par le Coran. Chacun tient à tenir sa foi de ses propres spéculations religieuses, ce qui entraîne une singulière diversité de croyances : le même individu adhère successivement à des doctrines différentes. Les opinions en conflit se neutralisent mutuellement et les grands mouvements religieux de la foule sont devenus presque impossibles. Quoique le clergé se soit réservé l'interprétation des saints livres, chaque Persan se croit théologien et ne craint nullement d'aborder les sujets les plus abstraits, dût-il arriver à l'hérésie. Du reste, il est convenu dans toute la Perse que chaque homme a le droit de déguiser sa pensée et de confesser en apparence une foi qu'il renie en secret : même le chiite voyageant au milieu des sunni peut, sans être accusé de lâcheté par ses coreligionnaires, se donner comme partisan de cet Omar qu'il exècre dans le fond de son cœur. Cette feinte religieuse est ce qu'on appelle le ketman; personne n'en est dupe, mais tous font semblant d'y croire, et comptent sur la réciprocité pour leurs propres opinions. Les ouvrages des sectaires persans ont, comme ceux de maint philosophe du moyen âge, deux sens parfaitement distincts, le sens officiel et direct, qui est en tous points conforme à la théologie enseignée dans les écoles, et. le sens caché, mystique, dont les disciples ont la clef et qui se commente dans les conciliabules secrets9.
Il est donc impossible de suivre le mouvement des sectes dans le monde persan : on ne les connaît que dans leurs traits généraux et l'on chercherait vainement à les énumérer. Chez les Iliat les divers groupes de populations comprennent toutes diversement le mahométisme, et même les « Gens de Vérité », ainsi que se nomment les Ali-Allahi, la pratiquent des manières les plus différentes. Telle tribu loure, d'après Ferrier, vénère le grand saint Baba Bouzourg, tandis qu'elle ignore Mahomet. Les Kirindi, qui vivent près de Kermanchah, ont pour dieu leur ancêtre Daoud et sont forgerons comme lui. Les Baloutches de la Perse, que l'on dit sunni, sont pour la plupart sans religion et se bornent à déchirer des lambeaux de leurs vêtements pour l'attacher aux buissons ou à jeter des pierres sur les tas qui s'élèvent au bord des chemins. Dans le Mazanderan, des peuplades de bûcherons ignorent aussi Mahomet, et dans les régions du sud-est de la Perse maint lettré, qui cite toujours Hafiz, tandis qu'il connaît à peine le Coran, n'est pas éloigné de mettre le poète de Chiraz à la place du prophète10. Chez les Persans policés, la doctrine la plus commune, déguisée comme toutes les autres sous le voile du ketman, est celle des Soufi. Au fond, ils ne tiennent aucun compte des pratiques musulmanes, qui pour eux sont une pure apparence, ne révélant en rien la pensée intime de l'homme intérieur. Déjà dans le quatorzième siècle, la voix de Chemseddin, plus connu sous le nom de Hafiz, proclamait en vers admirables la morale humaine en dehors de toute formule mystique et de tout espoir de récompense. Se répétant ces vers et mainte autre parole de leurs auteurs célèbres, les Soufi témoignent à l'occasion de leur indépendance religieuse, qui chez les uns n'est qu'un pur scepticisme, et chez les autres s'allie aux spéculations métaphysiques. La plupart des Soufi seraient classés en Europe parmi les panthéistes : ils croient à l'union intime de toutes choses en Dieu et, reconnaissant en conséquence leur propre divinité, voient en eux-mêmes le centre de toutes choses. Les prêtres malveillants disent qu'un certain nombre de docteurs soufistes recommandent l'ivresse du hachich ou de l'opium, parce que dans le vertige du rêve tout se confond, tous les objets se transforment, tous les contours s'effacent, parce qu'on se replonge alors dans le vague primitif de l'universelle divinité. Les Persans ne sont pour la plupart que trop portés à chercher l'extase dans l'ivresse que donnent les narcotiques ou les boissons ardentes, et c'est avec empressement que des milliers d'entre eux s'avilissent, essayant de contempler le grand tout du fond de leur propre démence11.
La secte qui pendant ce siècle a le plus profondément remué la société persane est celle des babistes, car elle ne borna pas son œuvre à la propagande religieuse; son action finit par se faire sentir dans la vie politique de la nation et des guerres civiles acharnées en furent la conséquence. A leurs conceptions théologiques, où la théorie des nombres et des points, considérés comme manifestations divines, joue un très grand rôle, les disciples du mirza Ali Mohammed, plus connu sous le nom de Bab ou « Porte », joignaient tout un idéal de société nouvelle, et cet idéal ils le réalisaient dans leurs propres groupes. Entre eux, ils ne connaissaient d'autre moyen de gouvernement que la bienveillance, l'affection mutuelle, la politesse, et dans les cas graves il devait leur suffire d'en appeler à l'arbitrage. Ils s'interdisaient de frapper les enfants et veillaient à ce que, pendant tout le temps des études, les rires ni le jeu, « rien de ce qui peut les rendre heureux », ne leur fût interdit. Le Bab condamne la polygamie, le divorce, l'usage du voile, il recommande aux fidèles de s'occuper avec sollicitude du bonheur de leurs femmes, de leur joie constante et de ne point leur refuser les parures qui siéent à la beauté. Du reste, les femmes prirent une part considérable à la propagande du babisme, et parmi les apôtres de la secte nul n'a laissé un renom plus grand de dévouement, de force et d'éloquence que la belle Zerrin Tadj ou « Couronne d'Or », surnommée « Son Altesse la Pure » ou bien Gourret-oul-Aïn, la « Consolation des Yeux ». Plusieurs écrivains d'Europe ont classé les Babi parmi les sectes communistes,. Mais à tort le Bab ne recommandait point la mise en commun de toutes les propriétés, mais il exhortait les riches à se considérer comme les dépositaires du bien des pauvres et à faire part de leur superflu à ceux qui manquaient du nécessaire12. L'éloquence de Bab était si persuasive, qu'on cherchait à l'expliquer par des légendes : il lui suffisait, disait-on, de donner une datte à un auditeur pour en faire un disciple.
A l'époque où se formula leur doctrine, le Bab et ses disciples ne songeaient nullement à conquérir le pouvoir; leurs premiers enseignements furent tout pacifiques, mais les persécutions des prêtres, menacés dans leur casuel par la secte naissante, entraînèrent les novateurs à la révolte. En 1848, cette année de frémissements populaires et de guerres civiles, aussi bien dans l'Extrême Orient que dans l'Europe occidentale, la Perse eut également ses révolutions intestines. Après de sanglants combats, tous les Babi du Mazanderan furent passés au fil de l'épée, puis la cité insurgée de Zendjan, sur les confins de l'Azerbeïdjan, fut livrée à l'incendie et au massacre, et le Bab fut mis à mort. Quelques sectaires échappés au sort de leurs compagnons ayant essayé de se venger sur la personne du chah, celui-ci donna l'ordre d'exterminer tous ceux qui professaient encore la doctrine d'Ali Mohammed. Les conseillers de la couronne eurent une idée atroce, celle de distribuer les captifs aux grands officiers de l'empire, afin que le souverain pût juger du dévouement de ses sujets, de leur fidélité sans arrière-pensée, par les supplices qu'ils infligeraient à leurs victimes. Chacun se tint pour averti et les tortures furent exquises. Tel courtisan fit taillader ses prisonniers à coups de canif, les écorcha lentement, les disséqua; tel autre les fit ferrer aux mains et aux pieds et les déchira par le fouet. Enfants et femmes cheminaient entre les bourreaux, couverts de mèches enflammées qui leur brûlaient les chairs. Au-dessus du silence de la foule épouvantée, on n'entendait que les cris des tortureurs et le chant, de plus en plus faible, des suppliciés : « En vérité, nous venons de Dieu et nous retournons à lui ! »
Il ne paraît pas toutefois que les massacres aient réussi à supprimer le babisme. D'après l'opinion commune, la secte serait plus nombreuse que jamais et d'autant plus redoutable pour le gouvernement que le secret cache désormais l'œuvre des communautés. On ne lui connaît pas de chefs en Perse, mais elle a des sectateurs jusque chez les chefs officiels de la religion d'État13 et ceux-ci correspondent facilement avec le successeur du Bab, qui réside en Turquie d'Asie et que visitent les pèlerins persans attirés par les sanctuaires de Kerbela et de Nedjef. Quelle que soit la puissance réelle dont il dispose, il n'en est pas moins certain que la Perse traverse actuellement une période critique de son histoire; bien des changements intimes, indiquant un développement original de son génie, promettent de s'accomplir dans ce pays, au moment même où la pression de l'extérieur, croissant de plus en plus, menace la Perse de lui faire perdre jusqu'au semblant d'indépendance politique.
1 E. Renan, Mélanges d'histoire et voyages.
2 A. de Khanîkov, Mémoires sur l'Ethnographie de la Perse.
3 De Gobineau, Religions et Philosophies dans l'Asie Centrale,
4 Martin Haug, Essays on the Sacred Language, Writings and Religion of the Parsis.
5 Loftus, Travels and Researches in Chaldæa and Susiana.
6 Verechaguine, Tour du Monde, 1868.
7 De Gobineau, Les Religions et les Philosophies dans l'Asie Centrale.
8 A. de Beaumont, L'Architecture en Perse. (Revue des Deux Mondes, 1er sept., 15 oct. 1866.)
9Population de la Perse, classée par religions, d'après Houtum Schindler
Chiites 6 860 000 Nestoriens 23 000
Sunnites et autres sectaires. 700 000 Juifs 19 000
Arméniens. 43 000 Guèbres. 8 000
10 Floyer, Unexplored Baluchistan.
11 Chardin; De Gobineau ;Fraser; Polak, ouvrages cités
12 Mirza Kazem-beg, Journal Asiatique, 1866; - De Gobineau, Les Religions et les Philosophies dans l'Asie Centrale.
13 M. Dieulafoy, Notes manuscrites.
Remarques personnelles et explications complémentaires :
Les Iliat (illiat) sont les différents groupes nomades.
Les Guèbres sont connus aujourd'hui sous le nom de Zoroastriens. La République islamique les reconnait et ils ont droit à un député au Parlement, comme les Juifs.
Les Babistes sont les Baha'i, persécutés encore aujourd'hui. Voir le film "Un homme intègre" de Mohamed Rasoulof.