L'Albanie vue par Élisée Reclus en 1876. Géographie humaine
Les populations albanaises ou chkipétares se partagent en deux races principales, les Toskes et les Guègues, qui sans doute descendent l'une et l'autre des anciens Pélasges, mais qui sont en maints endroits mélangées d'éléments slaves, bulgares et roumains. Peut-être aussi d'autres souches ethnologiques se trouvent-elles représentées dans les tribus chkipétares, car s'il en est dont les traits offrent le type hellénique le plus noble et dont les crânes sont de forme admirable, d'autres, au contraire, ont le masque d'une laideur repoussante. Sous divers noms, les Guègues, les plus purs de race, occupent toute l'Albanie du nord jusqu'à la rivière Chkoumb. Au sud de cette limite, d'ailleurs assez peu respectée, s'étend le territoire des Toskes. Les dialectes des deux nations, très-riches l'un et l'autre, diffèrent beaucoup et ce n'est pas sans peine qu'un Acrocéraunien arrive à comprendre un Mirdite ou tel autre Albanais du nord : on n'a pas même résolu la question d'un alphabet commun, et les lettres arabes sont proposées par quelques-uns contre l'alphabet grec ou latin ou contre des signes spécialement albanais. A la différence d'idiomes s'ajoute le plus souvent l'hostilité de race. Guègues et Toskes se détestent, si bien que dans les armées turques , on a pris le parti de les séparer, de peur qu'ils n'en viennent aux mains. Quand il s'agit d'étouffer une insurrection de Chkipétars, le gouvernement emploie toujours pour la répression les troupes albanaises de la race ennemie : il est alors servi avec la fureur de la haine.
Avant la migration des Barbares, les Albanais occupaient jusqu'au Danube toute la partie occidentale de la péninsule de Hémus. Mais ils furent obligés de reculer, et tout le territoire de l'Albanie fut occupé par les Serbes et les Bulgares. Une foule de noms slaves, que l'on rencontre dans toutes les parties de la contrée, rappellent cette période de conquête pendant laquelle l'histoire ne prononce même pas le nom des populations autochtones. Mais dès que la puissance des Serbes eut succombé sous les coups des Osmanlis, les Albanais reparurent. Au nord-est, ils se sont avancés peu à peu dans la vallée de la Morava bulgare; une de leurs colonies a même pénétré dans la Serbie indépendante. Comme une mer montante, ils ont entouré de leurs flots des îles et des archipels de populations slaves; c'est ainsi que des groupes de Serbes éloignés de leur corps de nation se trouvent encore dans le voisinage de l'Acrocéraunie, aux bords du lac d'Okrida, et sur toutes les montagnes qui entourent la plaine de Kossovo, où furent massacrés leurs ancêtres. Les envahissements des Albanais s'expliquent surtout par l'expatriation des Serbes : pour se soustraire à la domination turque, ceux-ci émigrèrent par centaines de mille sous la conduite de leurs patriarches et se réfugièrent en Hongrie ; les Chkipétars envahisseurs, en grande majorité musulmans, n'eurent qu'à remplir les vides; mais çà et là restent encore des espaces déserts, attendant les habitants. Les Serbes de la contrée devinrent rapidement AIbanais par la langue, la religion, les coutumes : ils se disaient Turcs comme les Arnautes, et pour eux le nom de Serbes ne s'appliquait plus qu'aux chrétiens d'outre-frontière. D'ailleurs les moeurs des Guègues se rapprochent de celles de leurs voisins slaves par tant de traits, qu'on y voit un témoignage évident d'un mélange intime entre les deux races.
Si les Albanais ont gagné du terrain vers le nord, en revanche ils en perdent du côté du sud. Quoique certainement d'origine épirote, c'est-à-dire pélasgique, les habitants d'une partie de l'Albanie du Sud parlent grec. Tandis que les Grecs de Berat ont les habitudes des musulmans, Arta, Jamna, Prevesa, sont des villes hellénisées ou même grecques; seules quelques familles musulmanes y ont conservé l'usage de l'albanais. Presque tout l'espace coin-pris entre le Pinde et les chaînes de montagnes riveraines de l'Adriatique est un domaine de la langue grecque, en attendant qu'il fasse partie de l'Hellade politique. Dans les régions montueuses qui s'étendent à l'ouest jusqu'à lamer, toutes les populations parlent à la fois les deux idiomes. Tels, par exemple, les célèbres Souliotes, qui se servent du tosque dans leurs familles et qui s'entretiennent en grec avec les étrangers. Du reste, là où les deux races sont en présence, ce sont toujours les Albanais qui se donnent la peine d'apprendre la langue des Hellènes ; ceux-ci ne daignent pas étudier un idiome qui leur paraît méprisable.
L'influence des Grecs dans l'Albanie méridionale s'accroît d'autant plus facilement qu'elle peut s'appuyer sur une autre race dont les groupes sont parsemés au milieu des populations chkipétares en beaucoup plus grand nombre que parmi les Grecs de l'Olympe et de l'Acarnanie. Cette race est celle des Zinzares, appelés aussi Macédo-Valaques, « Valaques Boîteux, » Armengs, ou simplement Roumains méridionaux. Ces hommes vêtus de bleu sont,-en effet,-les-frères de-ces Roumains qui habitent au-nord les plaines la Valachie et de la Moldavie. Ils se présentent en masses assez considérables pour former presque un corps de nation sur les deux versants du Pinde, au sud et à l'est du lac de Jamna. De même que les Roumains du Danube, ce sont probablement des Daces latinisés. Ils ressemblent aux Valaques, de traits, de tournure, de caractère, et comme eux parlent une langue néolatine, mélangée néanmoins d'un grand nombre de mots grecs et slaves. Dans les vallées du Pinde, les Zinzares sont en majorité pasteurs nomades et souvent leurs villages restent abandonnés pendant des mois. Beaucoup appliquent aussi à d'autres métiers leur habileté de main et leur intelligence, qui sont fort grandes. Presque tous les maçons de la Turquie, excepté dans les capitales, sont des Zinzares. Souvent le même individu fera le plan de la maison et la bâtira seul, tour à tour architecte, charpentier, menuisier, serrurier. Les Roumains du Pinde deviennent aussi de très-habiles orfèvres.
Rompus au maniement des affaires, ils remplissent dans l'intérieur de la Turquie ce rôle d'intermédiaires naturels du commerce qui, sur le littoral, appartient aux Grecs; on raconte qu'autrefois les Valaques de Metzovo étaient sous la protection immédiate de la Porte, sans doute en leur qualité de prêteurs d'argent; tout voyageur, chrétien ou musulman, était tenu de déferrer ses chevaux avant de sortir du territoire de Metzovo, « de peur qu'il n'emportât par mégarde quelque parcelle d'un sol qui n'était point à lui. » Les comptoirs des Valaques du Pinde se trouvent dans toutes les villes de l'Orient et jusqu'à Vienne, où l'une des plus puissantes maisons de banque a été fondée par un des leurs. A l'étranger, on les prend en général pour des Grecs, car ils parlent tous le romaïque, et ceux d'entre eux qui ont de l'aisance envoient leurs enfants dans les écoles d'Athènes. Perdus au milieu des musulmans, les Zinzares du Pinde éprouvent le besoin de se rattacher de cœur à une patrie d'où puisse leur venir la liberté. Cette patrie, c'est le monde grec : c'est à lui, espèrent-ils, que leur pays natal pourra s'unir un jour. Ils n'ont appris que tout récemment à se sentir solidaires des Roumains du nord et des Italiens, et d'ailleurs, isolés comme ils le sont, ils ne sauraient guère espérer de pouvoir se maintenir comme une race distincte. Il paraît que, par une de ces transformations graduelles si fréquentes en histoire, de nombreuses populations macédo-valaques se sont complètement hellénisées. Au moyen âge, la Thessalie presque tout entière était peuplée de Zinzares : aussi les auteurs byzantins lui donnaient-ils le nom de Grande-Valaquie. Qu'ils aient émigré dans la Roumanie actuelle, comme le pensent certains auteurs, ou bien qu'ils aient été graduellement assimilés par les Grecs, ils sont maintenant peu nombreux sur le versant oriental du Pinde et distribués en petites de familles roumaines, qui vivent dans les cités du littoral, Avlona, Berat, Tirana, sont devenues musulmanes, quoique leur idiome soit toujours le valaque.
En dehors de ces Zinzares, des Épirotes grecs, des Serbes et des Osmanlis peu nombreux des grandes villes, la population de la Turquie occidentale, entre les montagnes de la Bosnie et la Grèce, est composée de Guègues et de Tosques à demi barbares, dont l'état social ne s'est guère modifié depuis trois mille années. Par leurs mœurs, leur manière de sentir et de penser, les Albanais de nos jours nous représentent encore les Pélasges des anciens temps : mainte scène à laquelle assiste le voyageur le transporte en pleine Odyssée. George de Hahn, le savant qui a le mieux étudié les Chkipétars, croyait voir en eux de véritables Doriens, tels que devaient être ceux que conduisaient les Héraclides, en sortant des forêts de l'Épire pour aller à la conquête du Péloponèse. Ils ont même courage, même amour de la guerre et de la domination, même esprit de clan; ils ont aussi à peu près le même costume : la blanche fustanelle, élégamment serrée à la taille, n'est autre que l'ancienne chlamyde. Parmi tant d'autres traits de ressemblance, les Guègues, comme les Doriens d'autrefois, éprouvent cette passion mystérieuse que les historiens de l'antiquité ont malheureusement confondue avec un vice sans nom, et qui lie les hommes faits à des enfants par une affection pure et dévouée, par un amour idéal où les sens n'ont aucune part.
Il n'est pas un peuple moderne dont les annales militaires offrent des exemples de vaillance plus étonnants que ceux des Albanais. Au quinzième siècle, ils ont eu leur Scanderbeg, leur « Alexandre le Grand », qui sut accomplir le miracle de réconcilier pour un temps les Tosques et les Guègues. Et quelle peuplade dépassa- jamais en courage ces montagnards souliotes où sur des milliers il ne se trouva pas un vieillard, pas une femme, pas un enfant pour demander grâce aux massacreurs envoyés par Ali-Pacha ? L'héroïsme de ces femmes souliotes qui mettaient le feu aux caissons de cartouches, qui se précipitaient du haut des rochers ou s'élançaient dans les torrents en se tenant par la main et en chantant leur chant de mort, restera toujours l'un des étonnements de l'histoire.
Mais à cette vaillance se mêle encore chez maintes tribus albanaises une grande sauvagerie. La vie humaine est tenue pour peu de chose parmi ces populations guerrières; dès qu'il est versé, le sang appelle le sang, les victimes se vengent par d'autres victimes. On croit aux vampires, aux fantômes, et parfois on a brûlé des vieillards, soupçonnés de pouvoir tuer par leur haleine. L'esclavage n'existe point, mais la femme est toujours toujours serve; elle est considérée comme un être tout à fait inférieur, sans droit et sans volonté. La coutume élève entre les deux sexes une barrière plus difficile à franchir que ne le sont ailleurs les murs du gynécée le mieux gardé. La jeune fille n'a le droit de parler à aucun jeune homme : pareil acte serait un crime que le père ou le frère laveraient peut-être dans le sang. Les parents écoutent parfois les vœux du fils quand ils songent à le marier, jamais ils ne consultent la fille. Souvent ils l'ont déjà fiancée dès le berceau; quand elle atteint sa douzième année, ils la cèdent au jeune homme choisi moyennant un trousseau complet et une somme d'argent fixée par la coutume, ne dépassant pas une moyenne de vingt-cinq francs. C'est à ce prix que les pères se débarrassent de leurs filles et que l'acheteur en devient à son tour le maître absolu, non sans avoir, suivant la coutume de presque tous les peuples antiques, procédé à un simulacre d'enlèvement. Désormais la pauvre femme vendue comme une esclave doit travailler à outrance pour son mari et à sa place; elle est à la fois ménagère, laboureur, ouvrier; les poésies la comparent justement à la «navette toujours active », tandis que le père de famille est représenté comme « le bélier majestueux qui précède le troupeau en faisant résonner sa clochette ». 'Et pourtant cette femme si méprisée, cette bête de somme abrutie par le travail, est parfaitement à l'abri de toute insulte ; elle pourrait traverser le pays d'un bout à l'autre sans avoir à craindre qu'on lui adresse une seule parole inconvenante : le malheureux qui se met sous sa protection est un être sacré.
Les liens de la famille sont très-puissants chez les Albanais. Le père garde ses droits de maître souverain jusque dans l'âge le plus avancé, et tant qu'il existe, tout ce que gagnent enfants et petits-enfants lui appartient; souvent la communauté n'est point brisée après sa mort; le fils aîné le remplace. La perte d'un membre de la famille, surtout celle des jeunes hommes, est de la part des femmes l'objet de pleurs et de lamentations effroyables, qui ont eu quelquefois pour suite de longs évanouissements et même la démence ; mais on pleure à peine la mort de ceux qui ont atteint le terme naturel de la vie. Les diverses générations d'une descendance commune n'oublient point leur parenté, même quand le nom de leur ancêtre s'est depuis longtemps perdu ; elles restent unies en clans appelés phis ou pharas, qui se groupent solidement pour la défense, pour l'attaque ou pour la gérance d'intérêts communs. Chez les Albanais, comme chez les Serbes et chez maints peuples anciens, la fraternité du choix n'est pas moins solide que celle du sang : les jeunes gens qui veulent devenir frères se lient par des serments solennels en présence de tous et s'ouvrant une veine, boivent quelques gouttes du sang l'un de l'autre. Si puissant est en Albanie ce besoin d'association familiale, que très-souvent des enfants élevés ensemble restent unis pendant toute leur vie et constituent des sociétés régulières ayant un budget commun.
En dépit de ce penchant remarquable qui porte les Albanais à s'associer en clans et en communautés, en dépit de leur amour enthousiaste pour leur pays natal, les populations chkipétares sont restées sans cohésion politique ; les conditions physiques du sol qu'elles habitent et leur malheureuse passion pour les batailles les ont condamnées à l'éparpillement des forces et, par suite, à la servitude. Les haines religieuses entre musulmans et chrétiens, entre grecs et latins, ont dû contribuer au même résultat.
On admet généralement que le nombre des Albanais mahométans dépasse celui des chrétiens de diverses confessions, mais le manque de statistiques sérieuses ne permet pas à cet égard d'affirmations positives. Lorsque les Turcs furent devenus les maîtres du pays et que les plus vaillants des Albanais se furent réfugiés en Italie pour échapper à l'oppression de leurs ennemis, la plupart des tribus restées en arrière furent obligées de se convertir à l'Islam ; en outre, nombre de chefs qui vivaient de brigandage trouvèrent leur intérêt à se faire musulmans afin de continuer leurs déprédations sans danger; sous prétexte de guerre sainte, ils ne cessaient d'accroître par la violence leurs domaines et leurs richesses. Telle est la cause de ce fait général que la population mahométane de l'Albanie représente l'élément aristocratique, du moins dans toutes les villes. Ce sont eux qui possèdent la terre, et le paysan chrétien, quoique libre d'après la loi, n'en reste pas moins asservi au seigneur qui lui fait des avances et le tient toujours à sa merci par la faim. D'ailleurs les Albanais musulmans ont plus de fanatisme guerrier que de zèle religieux, et nombre de leurs cérémonies, surtout celles qui se rapportent aux souvenirs de la patrie, ne diffèrent en rien de celles des chrétiens. Ils se sont convertis, mais sans la moindre conviction; ainsi qu'ils le disent eux-mêmes : « Là où est l'épée, là est la foi! »
En beaucoup de districts aussi, la conversion n'eut lieu que pour la forme et les chrétiens zélés continuèrent de pratiquer secrètement leur culte ; aussi, dès que la tolérance du gouvernement le leur a permis, de nombreuses populations albanaises, devenues mahométanes en apparence, se sont-elles empressées de revenir publiquement à leurs anciens rites. Quant aux clans guerriers des montagnes, Mirdites, Souliotes, Acrocérauniens,, ils n'avaient pas besoin d'attendre le bon plaisir des Turcs , ils restèrent chrétiens de l'église romaine ou de l'église grecque. La limite qui sépare les Guègues et les Torques coïncide à peu près avec celle des deux religions : au nord du Chkoumb vivent les Albanais catholiques, au sud les orthodoxes grecs. C'est à cette dernière religion qu'appartiennent aussi tous les Hellènes et les Zinzares de l'Albanie méridionale. Également soumis au croissant, grecs et latins se vengent de leur servitude commune en se haïssant furieusement les uns les autres : c'est là sans doute la principale raison qui n'a pas permis aux Albanais de reconquérir leur indépendance, comme l'ont fait les Serbes.
Encore à la fin du siècle dernier, l'Albanie du Sud et l'Épire étaient un pays tout féodal. Les chefs de clans et les pachas turcs, eux-mêmes à demi indépendants du sultan, habitaient les châteaux forts perchés sur les rochers, et de temps en temps ils descendaient suivis de leurs hommes d'armes, ou pour mieux dire des brigands qu'ils avaient à leur solde. La guerre était en permanence, et les limites des possessions changeaient incessamment avec le sort des. armes entre les diverses tribus et les seigneurs. Le terrible Ali de Janina changea cet état de choses, il fut le Richelieu de l'aristocratie chkipétare. Depuis- qu'il a promené le niveau sur les petits et les grands à la fois, la paix s'est faite dans la servitude, et le pouvoir central a gagné en force ce qu'ont perdu les seigneurs et les chefs de famille en indépendance.
. C'est dans l'Albanie septentrionale, parmi les populations indépendantes, qu'il faut aller pour voir encore un état social qui rappelle le moyen âge. Dès qu'on a passé la Mat, au nord de Tirana, on s'aperçoit du changement. Tous les hommes sont armés ; le berger, le laboureur lui-même ont la carabine sur l'épaule ; les femmes et jusqu'aux enfants ont le pistolet à la-ceinture : chacun a dans sa main la vie d'un autre homme et la défense de la sienne propre. Les familles, les clans, les tribus, ont leur organisation militaire toujours complète : qu'on les appelle au combat, tous sont debout, prêts à la bataille. Souvent les fusils partent d'eux-mêmes. Qu'une tête de bétail manque dans un troupeau, qu'une insulte soit proférée dans un moment de colère , et la guerre sévit entre les tribus. Naguère le grand ennemi était le Serbe monténégrin, car le pauvre montagnard, relégué dans ses hautes vallées au milieu de rochers stériles, était souvent obligé pour vivre de faire le métier de brigand et de moissonner pour son compte les terres du voisinage. Les maîtres turcs s'employaient soigneusement à entretenir ces haines. Les tribus de la Kraïna, entre la Montagne-Noire et le lac de Skodra, les clans des Malissores, les Klementi, les Dukagines, étaient récompensés de leurs services guerriers par une exemption d'impôts. Quoique nominalement sujets de la Porte, ces Albanais du Nord sont indépendants de fait; que l'on touche à leurs immunités, et ils se retournent contre les pachas pour faire cause commune avec leurs ennemis héréditaires de la Montagne-Noire.
On peut considérer les Mirdites comme le type de ces tribus indépendantes de l'Albanie du Nord. Habitant les hautes vallées qui se dressent en citadelle au sud de la gorge du Drin, ils sont peu nombreux, quatorze mille à peine, mais leur qualité d'hommes libres et leur valeur guerrière leur assurent une influence considérable dans toute la Turquie occidentale. Enfermés dans une enceinte de montagnes où l'on ne peut pénétrer que par trois gorges difficiles, les Mirdites commandent les défilés par lesquels doivent passer nécessairement les armées turques lorsqu'elles opèrent contre le Montenegro. Aussi la Sublime-Porte, comprenant combien il serait difficile de dompter ces redoutables montagnards, a-t-elle préféré longtemps se les attacher par des honneurs et par la reconnaissance de leur complète autonomie administrative. De leur côté, les Mirdites, quoique chrétiens, avaient toujours combattu, avant la dernière guerre, dans les rangs de l'armée turque, soit en Morée ou en Crimée, soit dans l'empire même, contre leurs coreligionnaires de la Montagne-Noire. Militairement, ils se divisent en trois « bannières » de montagnes et en deux bannières de plaines ; cinq autres bannières, celles du district de Lech ou d'Alessio, viennent se ranger à côté des bandes mirdites en temps de guerre. C'est le drapeau du clan d'Oroch, le moins nombreux, mais le plus réputé par sa vaillance, qui a l'honneur de flotter en tête.
La Mirditie ou Mirdita est constituée en république oligarchique se gouvernant par les anciennes coutumes. Le prince ou pacha d'Oroch est le premier par son titre, mais il ne peut donner aucun ordre ; toutes les questions sont réglées par les anciens ou « vieillards » de chaque village, par les délégués des différentes bannières et par les chefs de clans réunis en conseil ; ceux-ci n'ont d'autorité réelle que grâce à l'influence morale qu'ils savent acquérir. Du reste les vieilles traditions du clan ont une force suffisante pour remplacer toute autre loi. La femme doit être enlevée à l'ennemi, et dans nombre de villages de la plaine les jeunes filles musulmanes s'attendent, sans trop d'effroi, à être ravies par les guerriers mirdites dans quelque expédition de maraude. La vendetta s'exerce d'une façon inexorable : chez ces hommes encore barbares, le sang ne peut être lavé que par le sang. La violation de l'hospitalité est aussi punie de mort. La femme adultère est ensevelie sous un tas de cailloux par son parent le plus rapproché, et la tête du complice est d'avance livrée au mari : telle est la justice sommaire des populations mirdites. Il va sans dire que l'instruction est nulle dans ce pays ; les écoles n'y existent point. En 1866, à peine cinquante chrétiens de la Mirditie et de tout le district de Lech savaient lire avec difficulté ; une dizaine signaient leurs noms. Grâce aux leçons de la mosquée, les enfants musulmans de Lech étaient les seuls qui eussent le privilège d'étudier quelque peu. M. Wiet nous apprend qu'en revanche l'agriculture est relativement développée chez les Mirdites; obligés pour vivre de cultiver avec soin les vallées de leurs âpres montagnes, ils réussissent à leur faire rendre de plus belles récoltes que celles de la plaine, habitée par une population plus indolente.
Par un singulier contraste historique, les descendants les plus directs de ces antiques Pélasges auxquels nous devons les commencements de notre civilisation européenne sont encore parmi les populations les plus barbares du continent. Mais eux aussi doivent se modifier peu à peu sous l'influence générale du milieu qui change sans cesse. Un des exemples les plus remarquables de cette transformation graduelle est fourni par les émigrations des Épirotes et des Chkipétars du Sud. Récemment encore, ces terribles batailleurs, bien différents des montagnards des autres races, et notamment des Zinzares, qui vont toujours gagner leur vie par le travail ou le commerce, s'expatriaient uniquement pour aller combattre; comme les anciens hoplites de l'Épire que l'on voyait sur tous les champs de bataille de la Grèce et de la Grande-Grèce, ils n'aimaient que le métier facile et dégradant de soldats mercenaires. Au siècle dernier, les jeunes gens de l'Acrocéraunie se vendaient en assez grand nombre au roi de Naples pour lui former tout un régiment, le « Royal Macédonien ». Encore de nos jours, beaucoup de musulmans et même des Tosques chrétiens continuent d'aller se mettre à la solde des pachas et des beys. Connus en général sous le nom corrompu d'Arnautes, on les voit dans les parties les plus éloignées de l'empire, en Arménie, à Bagdad, dans la péninsule Arabique. Après un temps de service plus ou moins long, la plupart des vétérans se retirent dans les terres que le gouvernement leur concède : de là ce nombre considérable de « villages des Arnautes » (Arnaout-Keuï) que l'on rencontre dans toutes les contrées de la Turquie.
Toutefois les guerres devenant de plus en plus rares, le métier de soldat mercenaire a graduellement perdu de ses avantages, et par suite le nombre des Albanais qui émigrent pour gagner honnêtement leur vie par le travail augmente chaque année. Comme les Suisses des Grisons, et sous la pression des mêmes nécessités économiques, les Chkipétars quittent leurs montagnes avant le commencement de l'hiver, et vont au loin dans les plaines exercer leur industrie. La plupart reviennent au printemps, avec un petit pécule que n'eût pu leur procurer la culture de leurs rochers ingrats ; mais il en est aussi qui émigrent sans esprit de retour, et quelquefois par bandes entières. Depuis longtemps déjà, les industriels nomades de l'Épire et de l'Albanie du Sud ont reconnu les avantages de la division du travail ; aussi chaque vallée a-t-elle sa spécialité : l'une fournit des bouchers, une autre des boulangers, une autre encore des jardiniers; un village des environs d'Argyro-Kastro donne à Constantinople tous ses artisans fontainiers ; le district de Zagori, d'où venaient peut-être les anciens Asclépiades de la Grèce, expédie ses médecins, ou, pour mieux dire, ses « rebouteux », dans toutes les villes de la Turquie d'Europe et d'Asie. Un grand nombre d'Albanais enrichis reviennent finir leurs jours dans la patrie et s'y bâtissent de belles maisons, qu'on est tout étonné de rencontrer au milieu de ces âpres rochers de l'Épire. En quelques localités écartées, de riches demeures remplacent les anciennes forteresses seigneuriales, espèces de tours grossièrement bâties, et sans autres ouvertures aux étages inférieurs que des meurtrières, où brillaient souvent les canons de fusils.
Ainsi les Albanais eux-mêmes sont entraînés dans le mouvement général de progrès, et quand ils seront entrés en relations suivies avec les autres peuples, on peut espérer à bon droit qu'ils joueront un rôle important, car ils se distinguent, en général, par la finesse de l'esprit et la force du caractère. Les montagnards de l'Albanie ont possédé de tout temps l'avantage d'avoir un littoral maritime ; mais ils n'en ont guère profité, non-seulement à cause du brigandage et du manque d'industrie, mais aussi à cause des obstacles que leur opposent les escarpements de leurs montagnes, le manque de ponts et de routes, les fièvres de la côte et les envasements continuels de leurs rivages, sans cesse agrandis par les alluvions de leurs boueuses rivières. Si grandes que soient ces difficultés, on s'étonne néanmoins de voir combien faible est la navigation sur les côtes de l'Albanie. Épirotes et Guègues ne sont-ils pas de la même race que ces corsaires hydriotes qui, lors de la guerre de l'indépendance hellénique, ont su faire naître de l'Archipel des flottes entières, et qui, depuis, sont restés les premiers parmi les excellents marins de la Grèce ? Et pourtant les ports de la côte albanaise, Antivari, annexée maintenant au Montenegro, Saint-Jean de Medua, l'un des plus sûrs de la mer Adriatique, Durazzo, Avlona, Parga, la ville des citronniers, livrée jadis par les Anglais aux fureurs d'Ali-Pacha, même la forte Prevesa, entourée de sa forêt de plus de cent mille oliviers, n'ont qu'un tout petit commerce de détail, desservi pour les deux tiers par des navires de Trieste et leurs équipages austro-dalmates : le total des échanges de la côte atteint à peine vingt millions de francs. A l'exception des Acrocérauniens et des habitants de Dulcigno, le port maritime de Skodra, nul Albanais turc ne se hasarde sur la mer pour la pêche ou le commerce. Malgré la fécondité naturelle des vallées, les articles d'exportation manquent presque complétement. On n'exploite point de mines en Albanie, et l'agriculture y est à l'état rudimentaire. En Épire, on ne connaît guère que l'élève des moutons et des chèvres. Chaque famille y possède en moyenne un troupeau d'une quarantaine de têtes.
A l'époque romaine, ces contrées étaient également fort délaissées; seulement une cité somptueuse, Nicopolis, bâtie par Auguste, pour rappeler le souvenir de sa victoire d'Actium, s'élevait sur un promontoire au nord de la ville actuelle de Prevesa : des troupeaux en parcourent maintenant les ruines. Une autre ville, Dyracchium, le Durazzo des Italiens, qu'entourent des campements de Tsiganes, avait une certaine importance comme lieu de débarquement des légions romaines et comme point d'attache de la Via Egnatia, qui traversait de l'est à l'ouest toute la péninsule thraco-hellénique c'était la ville qui reliait l'Orient à l'Italie. Il est possible que, dans un avenir prochain, lorsque la Turquie fera de nouveau partie dans son entier du monde européen, le port d'Avlona ou Valona remplace Dyracchium dans le rôle d'intermédiaire entre les deux pays : ce serait, relativement à Brindisi, le Calais de ce Douvres italien; de nos jours c'est là que vient aboutir le télégraphe transadriatique. Aussi bien situé que Durazzo comme point de départ d'un chemin de fer transpéninsulaire, Avlona a l'avantage d'être beaucoup plus rapprochée de la côte d'Italie et d'avoir un port sûr et profond , parfaitement abrité par l'île de Suseno et la « languette » d'Acrocéraunie.
En attendant qu'une ville de commerce s'établisse sur la côte et remplace les misérables « échelles », auxquelles on donne le nom de ports, tout le mouvement des échanges se concentre dans quelques villes de l'intérieur. Les plus considérables sont Prisrend, dont les grands se vantent de la magnificence de leurs costumes et de la beauté de leurs armes; Ipek, Pristina, Diakova, toutes situées au pied du Skhar, dans les magnifiques vallées où doivent nécessairement s'opérer les échanges entre la Macédoine et la Bosnie, entre les Serbes et les Albanais. Dans la région maritime, Tirana, Berat ou Beligrad, la « Ville Blanche », Elbassan, l'antique Albanon, dont le nom se confond avec celui du pays lui-même, ont aussi quelque importance. Enfin, Goritsa, au sud du lac d'Okrida, est également un lieu de trafic assez fréquenté, grâce à sa position sur le seuil de passage entre le versant de la mer Adriatique et celui de la mer Égée. De même que Prisrend, Skodra et Jamna occupent, au débouché des montagnes, des sites où devaient s'agglomérer les populations à cause des avantages naturels qui s'y trouvent réunis. De ces deux cités, la plus pittoresque est la ville d'Épire, assise au bord de son beau lac , en face des masses un peu lourdes du Pinde, mais en vue des montagnes de la Grèce, « au gris lumineux, brillant comme un tissu de soie. » Du temps d'Ali-Pacha, Janina, devenue capitale d'empire, était aussi beaucoup plus populeuse que Skodra. Celle-ci, souvent désignée du nom de Scutari, a maintenant repris le dessus. Elle est admirablement située à l'endroit précis où, des contrées du Danube et des bords de la mer Égée, convergent les routes de la basse vallée du Drin et du golfe Adriatique. Skodra, la première cité de l'Orient que l'on rencontre en venant d'Italie, paraît d'abord assez bizarre avec ses nombreux jardins, entourés de murs élevés, ses rues désertes, le désordre de ses constructions. Le voyageur se demande encore où se trouve la ville, lorsqu'il a déjà depuis longtemps pénétré dans l'enceinte. Mais qu'il monte sur la butte calcaire qui porte l'ancien château vénitien de Rosapha! et le plus admirable panorama se déroulera sous son regard. Les dômes de Skodra, ses vingt minarets, la riche verdure de sa plaine, son amphithéâtre de montagnes étrangement découpées, son lac étincelant au soleil et les eaux sinueuses du Drin et de la Boïana forment un spectacle d'une rare magnificence. La mer, quoique peu éloignée, manque pourtant à ce tableau1.
1Villes principales de l'Albanie et de l'Épire grecque, avec leur population approximative :
Prisrend 46,000 hab.
Skodra. 35,000 "
Janina 25,000 »'
Djakova. 25,000
Ipek 20,000
Elbassad '12,000
Berat. 12,000 hab.
Pristina. 11,000 »
Tirana 10,000
Goritza. 10,000
Prevesa 7,000
Avlona 6,000 »