L'Iran (Perse) vu par Élisée Reclus (1884). Téhéran
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Élisée Reclus écrit Teheran.
La capitale actuelle de la Perse, Teheran, quoique située sur les confins du désert, dans une plaine où l'on ne peut créer de jardins que par des canaux d'irrigation, n'occupe pas une mauvaise position géographique, comme il semblerait au premier abord. Elle se trouve à peu près au milieu de la grande courbe que présente le croissant des montagnes au sud de la mer Caspienne et par conséquent surveille également bien les provinces orientales et les provinces occidentales. En outre, elle s'adosse au massif de l'Elbourz et les cols qui traversent la crête permettent de descendre, soit à l'est vers le Mazanderan et Astrabad, soit à l'ouest vers le Ghilan. Teheran a sur les anciennes capitales du sud, Chiraz et Ispahan, l'avantage stratégique de faire front à la Russie, c'est-à-dire à l'ennemi le plus menaçant; elle est à égale distance des frontières de l'Atrek et de celles de l'Araxe. La dynastie actuelle, issue de la tribu des Kadjar, n'a pas sa résidence trop éloignée du lieu d'origine, qui pourrait en circonstances graves devenir son lieu de refuge. Enfin, Teheran, jouissant du climat tempéré que lui donne son altitude de 1161 mètres, dispose des produits de zones diverses, grâce aux montagnes qui s'élèvent dans son voisinage immédiat, et pendant les chaleurs elle se complète par les villas d'été, où l'air est frais et salubre, où les eaux ruissellent en abondance.
Teheran ou plutôt Tihran, la « Pure », est une ville moderne, l'héritière de la Rhaï ou Rheï des Arabes, qui succéda elle-même à l'antique Raghès. Les murs de Rhaï, dont le développement total est de 36 kilomètres, se voient encore dans la plaine qui s'étend au sud de Teheran, mais l'espace enfermé dans l'enceinte n'a plus même de ruines, si ce n'est deux tours, qui furent probablement des tombeaux1. Rhaï est maintenant une campagne cultivée avec quelques hameaux épars; le sol retourné par la charrue livre encore des monnaies d'or et d'argent. Plusieurs fois conquise et détruite, Rhaï ne se releva pas après le passage des Mongols au milieu du treizième siècle, et la vie se porta dans la ville naissante du nord, Téhéran, considérée d'abord comme une simple dépendance de la capitale. Néanmoins, ainsi qu'il arrive presque toujours, le sanctuaire religieux se maintint dans la ville déchue, qu'une légende dit avoir été la patrie de Zoroastre : les lieux d'adoration ne se déplacent pas aussi facilement que les citadelles et les palais.
1 Duhousset ; — Jules Laurens.
Un ancien faubourg de Rhaï, où s'élève le tombeau d'un martyr vénéré, le chah Abdoul Azim, est devenu une petite ville, sous le vocable du saint : on y trouve des bazars, des bains, un grand caravansérail et de belles rues plantées d'arbres, rayonnant autour de la mosquée qui renferme le tombeau de l'imam.
La capitale actuelle est, comme Rhaï, entourée d'une enceinte percée de brèches. Copiée sur les fortifications de Paris, la muraille de Teheran est bâtie en matériaux moins résistants; en maints endroits, les talus d'argile se sont écroulés dans les fossés extérieurs. Il ne serait pas difficile de la remettre en état pour résister à une insurrection, mais en cas de siège et de bombardement elle n'opposerait aucun obstacle sérieux à l'ennemi. Récemment on a élevé quelques murs, amorce d'une deuxième enceinte qui enfermera tous les faubourgs, doublant l'étendue officielle de la cité; toutefois il s'en faut que l'espace compris dans l'intérieur de la première muraille soit couvert de maisons ; des carrières, des amas de décombres, ,des terrains arides et jaunâtres y contrastent avec les jardins touffus. Le voyageur qui s'approche n'aperçoit par-dessus les murailles ni tours, ni coupoles qui lui révèlent le voisinage d'une capitale, et même quand il est entré, il ne voit d'abord que de misérables huttes en terre. Mais les portes sont vraiment belles avec leur grande ogive, les colonnes qui les encadrent, les faïences émaillées qui les décorent : l'éclat et l'heureux choix des couleurs, l'élégance et la variété des lignes et des figures prouvent que les Persans, si déchus qu'ils soient au point de vue de la civilisation matérielle, ont gardé leur originalité artistique ; à cet égard ils ne sont nullement les inférieurs des Occidentaux.
Dans la ville même les deux influences sont en lutte, l'ancien esprit conservateur et la manie de l'imitation d'Europe. Le grand bazar ressemble à ceux des autres cités de l'Orient : c'est un quartier séparé, percé de ruelles appartenant chacune à des artisans du même métier ou à des marchands vendant les mêmes objets; mais dans le voisinage du palais se voient déjà des magasins disposés comme ceux de l'Occident. Presque toute la ville est un labyrinthe de rues irrégulières embarrassées de décombres, coupées de fondrières, nettoyées seulement par les chiens et les chacals ; toutefois les quartiers aristocratiques ont leur boulevard, planté d'arbres, éclairé au gaz et parcouru de voitures élégantes. Des constructions à l'européenne s'élèvent dans le nouveau Teheran, mais ce qui en fait la beauté c'est toujours le jardin à l'orientale qu'entourent les balcons ouvragés, les arcades à tentures de soie : dans ces retraites paisibles où jaillissent des fontaines d'eau pure, semant des perles de cristal sur les fleurs odorantes, on se trouve comme à cent lieues de la cité. Les alentours, surtout du côté du nord, où les kanat amènent de la montagne une grande abondance d'eau, sont couverts de jardins, ayant presque tous gardé leur apparence de réduits fortifiés, quoique les habitants de la banlieue n'aient plus à redouter les attaques des Turcomans. A Teheran et dans les villages des alentours, les cigognes, ces oiseaux respectés et presque vénérés du peuple, manquent complètement, tandis que les maisons et les ruines de Veramin ont chacune leur nid1.
1 E. Tietze. Mittheilungen der Geographischen Gesellschaft.in Wien, 15 juli 1875.
Au commencement du siècle, l'étranger qui eût essayé de séjourner à Téhéran pendant les chaleurs aurait été certainement emporté par les fièvres ou les autres maladies qu'engendrent les ordures. La capitale, en devenant plus vaste, s'est nettoyée et assainie ; cependant dès que l'été commence, la population aisée ne manque pas d'émigrer vers les hauteurs du nord, couvertes de villages et de maisons de campagne auxquels on donne le nom collectif de Chemiran ou Chimran, dû peut-être à une légende de la reine Sémiramis1; les mœurs nomades des Turcs échangeant leur kichlak d'hiver pour leur yaïlak d'été se sont heureusement maintenues. Au moins un tiers des Teherani émigrent dans la même semaine et les convois de chevaux et bêtes de somme portant meubles, tapis, tentes, vivres, ont 'plusieurs kilomètres de longueur; on ne compte pas moins de 2000 chameaux seulement pour le transport des bagages du roi2. Les fournisseurs, les mendiants, les soldats, la police suivent la cour et les ambassades dans leurs villages respectifs, et tel site isolé pendant l'hiver . se trouve transformé soudain en un champ de foire. Le palais royal de Niaveran, autour duquel se groupe la population, est bientôt entouré d'une véritable ville de baraques, le sol se couvre de débris et l'air est empoisonné de miasmes impurs : la cour émigre alors une seconde fois, pour aller camper sous la tente, à plus de 2000 mètres d'élévation, au bord du Lar, dans les vallons fleuris qui s'ouvrent à la base du Demavend. Ask, sur les pentes du volcan, se peuple de Teherani et ses sources thermales (Abi-Germ) reçoivent des milliers de visiteurs. L'ambassade russe et l'ambassade anglaise possèdent chacune un village d'été, où la seule autorité reconnue est celle du tsar et de la reine d'Angleterre; le palais moscovite est à Zergendeh, celui du ministre britannique à Goulhek; l'ambassade française réside à Tedjrich, à l'ombre de magnifiques platanes, dont l'un était déjà fameux il y a deux siècles. Les habitants de Goulhek, dispensés de tout impôt, jouissent d'une grande prospérité, si l'on en juge par le bon entretien des maisons, les arbres et les fleurs qui ornent les bords des chemins, l'animation des rues où se croisent incessamment les voitures. Tous les jardiniers de Goulhek sont Guèbres.
Naguère Teheran n'avait d'autre route carrossable que celle du palais. d'hiver au palais d'été; elle est unie maintenant à Kasvin, par une voie large de 12 mètres, qui se continuera jusqu'en Transcaucasie par Zendjan et Tabriz : des télègues de construction russe parcourent rapidement le chemin d'environ 150 kilomètres qui sépare Teheran de Kasvin. Cette ville, qui fut aussi pendant un temps capitale et où l'on voit maint débris de sa grandeur passée, a repris une certaine importance pendant la deuxième moitié de ce siècle, grâce au mouvement des voyageurs et des marchandises entre l'Iran et le Caucase. Les jardins des alentours, conquis sur le désert, sont parmi les « paradis » de la Perse ; entrevues des vignes ou des plantations de pistachiers qui bordent les chemins, les portes émaillées de la ville, ombragées de platanes, présentent un tableau pittoresque.
1 Carl Ritter, Asien, vol. VIII.
2 Émile Duhousset, Le Tour du Monde, 1860; — J. E. Polak, Persien, das Land und seine Bewohner.
Téhéran est aujourd'hui une mégapole de plus de 8 millions d'habitants (15 avec l'agglomération), qui s'étend sur 686 km².