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Le blog de François MUNIER

L'Iran (Perse) vu par Élisée Reclus (1884). Ispahan et Shiraz

12 Mai 2018 , Rédigé par François MUNIER Publié dans #Iran

Pages 260 à 266

Ispahan et ses environs. Page 260

Ispahan et ses environs. Page 260

Ispahan (Isfahan, Isfahoun) n'est plus la « Moitié du Monde », ainsi que ses habitants le disaient autrefois en vantant la splendeur de ses édifices, la richesse de son industrie, la beauté de ses jardins. La plus grande partie de l'espace qu'enferme l'enceinte de 37 kilomètres est inhabitée; des palais, des mosquées et des bazars où se pressait la foule ne sont plus qu'un amas de ruines; chacals et renards gîtent au milieu des débris. Parmi les décombres on cherche par la pensée la pyramide de 70 000 crânes que fit dresser Tamerlan pour rappeler aux générations suivantes la vengeance qu'il tira de la ville rebelle.

Et pourtant, Ispahan s'était relevée du désastre, et sous le règne d'Abbas, au dix-septième siècle, elle devint l'une des grandes cités du monde contenant au moins un demi-million d'habitants : les divers « mémoires » que se fit remettre Chardin relativement à la population d'Ispahan et de ses faubourgs variaient dans leurs évaluations de six cent à onze cent mille personnes; le nombre des maisons dépassait trente-deux mille. Entrepôt du commerce de l'Asie Centrale, la ville était devenue un rendez-vous de négociants ; les maisons de Hollande et d'Angleterre y avaient des représentants, et les Arméniens possédaient de riches ateliers dans le faubourg qui porte le nom de Djoulfa, en souvenir de la cité brûlée des bords de l'Araxe. L'industrie d'Ispahan était sans rivale .dans le reste de l'Iran, et l'on peut juger par les édifices qui datent de cette époque à quelle science ,des procédés et à quelle sûreté de goût étaient arrivés ses artistes.

Ispahan. Pont sur le Zendeh Round. Dessin de Taylor, d'après une photographie de M. Dieulafoy

Ispahan. Pont sur le Zendeh Round. Dessin de Taylor, d'après une photographie de M. Dieulafoy

La prise d'Ispahan par les bandes afghanes, puis les guerres qui désolèrent la contrée et le déplacement de la capitale, qui suivit l’établissement de la dynastie Kadjare, ruinèrent complètement la cité, et depuis, la famine a maintes fois interrompu l'œuvre lente de la restauration. Cependant le bazar est toujours très animé et de nombreux métiers tissent encore des étoffes de coton et de soie et fabriquent des tapis. La riche corporation des peintres n'a pas trop dégénéré depuis l'époque où des milliers d'artistes décoraient les palais d'Abbas. Ceux-ci, malgré leur état de ruine et d'abandon, n'en sont pas moins les plus remarquables de la Perse : c'est dans ces pavillons, dans les collèges, dans les mosquées qui entourent la grande place ou maïdan, que le style iranien montre toute sa puissance et son originalité; qu'il a su le mieux utiliser les éléments étrangers d'architecture, jusqu'aux toitures chinoises, pour les combiner dans un harmonieux ensemble1; on y voit même de grandes fresques murales qui plaisent par le coloris sans trop choquer par le dessin et la composition. Toutefois l'art ispanien moderne est moins pur, à la fois moins élégant et moins noble que celui de l'époque seldjoucide et mongole, du onzième au treizième siècle2. La plupart des jardins ont été transformés en champs ou en potagers et les eaux courantes, jadis distribuées en fontaines, en jets d'eau, en cascatelles, sont emprisonnées en des aqueducs au milieu des plants de tabac ou de légumes; mais quelques-unes des allées subsistent, plus belles même qu'autrefois, grâce au temps et à l'abandon. L'avenue d'environ 4 kilomètres qui mène au Zendeh rond (Zaïnda rond) ou " Fleuve de la Vie » est la gloire d'Ispahan et se termine dignement par un pont de 34 arcades recouvert par une élégante galerie à jour. Plus bas, un autre pont, qui est aussi une merveille de construction, traverse le Zendeh rond; il se continue du côté d'aval par une place dallée sous laquelle passe le fleuve pour rejaillir plus bas en s'épanchant par masses écumeuses sur des degrés de marbre. Le pont supérieur rattache à la ville le grand faubourg de Djoulfa, encore habité par les descendants des Haïkanes immigrés au commencement du dix-septième siècle.

Dans ce chef-lieu religieux des Arméniens orthodoxes de la Perse, de l'Inde et de l'Extrême Orient, il ne se trouve plus que six cents familles de la nation; mais au nord-ouest, dans la vallée de Feridoun, haute de plus de 2500 mètres, qui confine au pays des Bakhtyari, plusieurs villages sont entièrement peuplés d'Armémiens; dans quelques communautés, tous les Haïkanes, venus de Géorgie, se sont convertis à l'Islam, mais ils parlent encore la langue géorgienne3, et les femmes, comme celles d'Erivan, ont la bouche couverte d'un bandeau. Protégés par la Russie, et d'ailleurs plus instruits, plus actifs que la plupart des Persans qui les entourent, les Arméniens d'Ispahan ont repris une grande influence dans les affaires commerciales. Les Juifs peuvent aussi considérer Ispahan comme leur capitale en territoire iranien : c'est là qu'ils sont le plus nombreux et, dans le bazar, des centaines de boutiques leur appartiennent. Deux voyageurs français sont morts à Ispahan, Rucher Eloy et Hommaire de Hell.

Les campagnes d'Ispahan sont parmi les mieux arrosées et les plus fertiles du plateau : l'altitude de la plaine, qui est de 1432 mètres, lui donne un climat tempéré, où prospèrent les plantes de la zone subtropicale; on y cultive la vigne, le cotonnier, le tabac, le pavot, des légumes de toute espèce et surtout des melons, les meilleurs de la Perse; les coignassiers donnent des fruits d'une odeur exquise, que, lors des visites officielles, on se fait passer de main en main, pour en savourer le parfum. De nombreuses ruines, des villages, des sanctuaires interrompent les espaces verdoyants et des pigeonniers pittoresques s'élèvent, isolés ou par groupes, bien mieux entretenus d'ordinaire que les maisons voisines. Ce sont des tours rondes, ornées de cordons et de filets de briques simulant des créneaux : sur la terrasse supérieure s'arrondit une coupole centrale entourée d'autres coupoles, en forme de ruches, dont chaque brique est séparée de l'autre par une ouverture : en quelques instants, les nuées de pigeons qui tourbillonnent autour du dôme ont disparu dans l'intérieur. Parmi les mosquées des environs, la plus curieuse est celle de Koladoun, ornée de minarets d'environ 5 mètres de hauteur placés à droite et à gauche de la coupole. Chacune de ces tourelles peut être mise en mouvement par les secousses d'un homme et l'on sent alors distinctement vibrer l'autre tour et frémir tout l'édifice comme agité par un tremblement de terre. Ce phénomène des « minarets branlants », que les fidèles du lieu attribuent à la vertu du saint enterré sous la coupole, est dû, ainsi que l'a constaté M. Dieulafoy4, à l'existence de charpentes auxquelles sont attachés les minarets, d'ailleurs fort légèrement construits, et pivotant facilement sur un axe intérieur : on observe le même phénomène dans une mosquée de Bostam5.

Les Ispahani et les Chirazi sont jaloux les uns des autres et se renvoient .volontiers des dictons malveillants; les premiers seraient avides, et faux les seconds. Cet antagonisme provient de ce que leurs cités, les plus importantes de la Perse méridionale, ont souvent lutté pour l'hégémonie commerciale ou politique et que l'une et l'autre prétendent au titre de métropole artistique et littéraire. Moins grande qu'Ispahan, Chiraz est capitale du Farsistan, c'est-à-dire de la Perse par excellence, et sa population est presque exclusivement iranienne. En outre, elle est l'héritière des capitales d'empire qui s'étaient succédé dans le voisinage et dont l'une fut la puissante Persépolis. Renommés pour leur intelligence, leur esprit, leur beau langage, les Chirazi se considèrent comme les représentants de la civilisation nationale et supportent impatiemment la domination des Kadjar de Téhéran : le Bab Ali-Mohammed, dont les prédications mirent en danger la dynastie, était natif de Chiraz, et dans cette ville se groupèrent ses premiers_ disciples. Pour contenir la population du Fars, le gouvernement persan a soin d'y envoyer des soldats turcs, afin que les haines de race aident les garnisaires à maintenir les habitants dans l'obéissance.

Chiraz n'a pas d'aussi magnifiques ombrages que sa rivale, Ispahan, mais la végétation y est d'un aspect plus méridional. Quand on descend dans la plaine par la route de Persépolis ou du nord-est, on aperçoit soudain la ville au détour d'un défilé, et la vue des jardins, des allées de cyprès, des coupoles resplendissantes et de la plaine bleuâtre se relevant vers la base des montagnes neigeuses, fait pousser au voyageur un cri d'admiration « Allah est grand! » Tel est le sens du nom « Teng-i-Allah-Akbar » que l'on donne au passage d'où l'on voit se dérouler le magnifique tableau. Quoique se trouvant encore à 1350 mètres d'altitude, Chiraz, le « Ventre du Lion », est déjà, relativement aux cités du plateau, une ville du midi; là commence pour les Iraniens le pays des « terres chaudes »; les palmiers qui s'élèvent çà et là dans la plaine indiquent la transition d'une zone à l'autre. Tandis qu'Ispahan est sur le revers oriental du système des chaînes bordières, Chiraz se trouve dans la Coelé-Persis ou « Perse Creuse », l'une des dépressions intermédiaires qui séparent deux chaînes parallèles, et ses eaux s'écoulent dans un petit bassin fermé, sorte de Caspienne en miniature. Quoique déjà sur l'un des degrés extérieurs qui descendent du plateau vers le golfe Persique, Chiraz est parfaitement défendue du côté de la mer par les crêtes régulièrement alignées du Tengsir ou « Pays des Défilés »; il serait facile à quelques régiments résolus d'en protéger les abords. Mais si favorisée à tant d'égards, la ville a de grands désavantages. Les tremblements de terre y sont fréquents et l'histoire en cite plusieurs qui furent désastreux : tel celui de 1855, qui renversa plus d'une moitié des maisons, écrasant dix mille personnes sous les murs. En été, l'air est insalubre et la fièvre décime les populations.

N'emplissant même pas son enceinte de 6 kilomètres, Chiraz ressemble actuellement à un grand village et n'a guère d'autres édifices curieux que ses mosquées. Son industrie n'est pas florissante; cependant la colonie juive se compose de joaillers habiles ; des Persans fabriquent de merveilleux ouvrages en marquetterie de bois et d'ivoire, une eau de rose renommée, et quelques Arméniens s'occupent du commerce.

Le vin est mauvais; ce nectar des poètes vient de campagnes situées à une cinquantaine de kilomètres : c'est une boisson capiteuse et parfumée, que l'Européen trouve d'abord d'un goût assez étrange, mais à laquelle il s'accoutume bientôt tôt ; de même que les roses, qui ne pourraient se comparer à celles des jardins de l'Occident, le vin de Chiraz doit sa réputation aux vers qui l'ont célébré. Le tabac et autres denrées du pays ne donnent lieu qu'à une faible exportation, mais comme station de transit, la ville occupe une position exceptionnelle, puisque les chemins des ports du golfe Persique viennent y aboutir; toutefois ces chemins sont mauvais et les difficultés du transport grèvent les marchandises de si lourds frais supplémentaires que le commerce préfère d'autres voies, celles de Kermanchah et de Tabriz. Inférieure pour le mouvement des échanges aux autres grandes villes de la Perse, Chiraz a du moins la supériorité que lui donnent l'intelligence et l'érudition littéraire de ses habitants : elle est la « Maison du Savoir ». Des trois plus fameux poètes de l'Iran, Hafiz, Sadi, Firdousi, les deux premiers étaient de Chiraz, où nul Persan ne passe sans visiter leurs tombeaux. La dalle de marbre qui recouvre depuis cinq cents ans les ossements de Hafiz porte en lettres d'or deux de ses odes ; non loin de cette pierre fut enterré Rich, l'explorateur du Kourdistan. Le monument de Sadi, situé à quelque distance, près d'un village appelé Sadiyeh, d'après le nom du poète, est moins bien entretenu, sans doute parce que l'auteur du Gulistan n'est pas rangé, comme Hafiz, parmi les écrivains sacrés, et pourtant, ainsi que Sadi le dit de lui-même dans son épitaphe : « Nul rossignol n'a modulé de plus doux chants dans le jardin du savoir! » Près du tombeau s'ouvre un gouffre, d'origine certainement artificielle, dont la profondeur dépasse 200 mètres6.

1De Gobineau, Trois ans en Asie.

2Jane Dieulafoy, Tour du Monde, 1883; — H. Dieulafoy, Notes manuscrites.

3Houtum Schindler, Zeitschrift der Gesellschaft der Erdkunde zu Berlin, 1877.

4Jane Dieulafoy, Tour du Monde, 1883.

5N. de Khanikov, Mémoire sur la partie méridionale de l'Asie Centrale.

6Stack, Six Months in Persia; — M. Dieulafoy, Notes manuscrites.

Le tombeau de Hafez à Shiraz est toujours un lieu de pèlerinage.

Photo prise en 2005

Photo prise en 2005

Iran : Ispahan
Iran : Shiraz
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