L'Iran (Perse) vu par Élisée Reclus (1884). Les peuples d'Iran
L'Iran (Perse) dans la Géographie universelle d'Élisée Reclus (1884). Les peuples d'Iran
Pages 193 à 207
Cavaliers kourdes. Dessin de E. Burnand, d'après une photographie de M. le capitaine Barry, page 191
De même que les flores et les faunes, des populations très différentes par l'origine se sont rencontrées sur le territoire d'Iran, les unes ayant gardé leur caractère distinct, les autres croisées en un type nouveau. Les principaux éléments ethniques de la contrée sont les Iraniens proprement dits, les Turco-Tartares, les Kourdes et les Arabes.
Le gros de la population persane habite la partie méridionale du plateau, de Firman à Kermanchah, et l'une des provinces de cette région porte même spécialement le nom de Fars ou Farsistan, c'est-à-dire « Pays des Farsi » ou Persans : l'appellation générale pour la race entière est celle d'Irani. Pris en masse, les Persans sont, parmi les peuples de la Terre, un de ceux qui se rapprochent le plus du type de la beauté, tel que le comprennent les Européens. De taille bien prise, élégants et souples, larges de poitrine et d'un noble port de tête, ils ont pour la plupart des traits réguliers, dont l'ovale pur est entouré d'une chevelure noire et bouclée; mais l'habitude de porter de hauts bonnets de laine ou de poil rend chez les hommes la calvitie très commune. Les yeux, presque toujours bruns, si ce n'est dans le Fars, sont grands et bien fendus; les sourcils, parfaitement arrondis, se rejoignent parfois au-dessus du nez, et chez les femmes le pinceau aide à la nature pour unir les deux arec; les cils sont longs et recourbés; le nez, légèrement aquilin, surmonte une bouche dont les lèvres ne sont ni saillantes, ni étroites; le menton, rarement trop large, disparaît chez l'homme sous une barbe abondante, soyeuse, ondulée. Il n'est pas de contrée où les écoles présentent un spectacle plus ravissant qu'en Perse : on voit avec délice ces enfants aux boucles noires, accroupis sur les nattes, et suivant les gestes de l'instituteur de leurs grands yeux bruns et du jeu de leur physionomie mobile.
Par la forme du crâne, les Iraniens tiennent le milieu entre les Sémites et les Afghans. Mais si l'on prend pour types des vrais Persans les Guèbres de Yezd, dont Khanîkov a rapporté cinq crânes, étudiés par de Baer, la boîte osseuse des Iraniens se distingue par une capacité considérable; très dolichocéphale1, elle est moins haute que chez les Sémites, mais plus haute que chez les Touraniens ; la partie supérieure du crâne est aplatie. Le bas-relief de Darabgherd, qui représente le triomphe de Sapor sur Valérien, en l'an de 260 de l'ère vulgaire, figure des Persans et des Romains : par ceux dont les têtes sont nues, on peut constater que les crânes des Persans étaient alors, comme de nos jours, relativement longs, peu élevés et plats par le haut2. En général, les Iraniens ont la pomme d'Adam à peine saillante, les os plus minces que la majorité des Européens, et les attaches d'une grande finesse, Les mains et les pieds sont petits et flexibles; il est difficile de rencontrer des hommes marchant mieux que les Persans : les instructeurs étrangers donnés à l'armée par le gouvernement sont étonnés des étapes que peuvent fournir leurs troupes sans fatigue apparente3. Ils sont également frappés de voir un si petit nombre d'hommes n'atteignant pas ou dépassant à peine la taille moyenne, qui est d'environ 1m,50 : à cet égard, il y a beaucoup, moins de diversité qu'en Europe. Il est très rare de rencontrer des Persans affligés d'obésité : le médecin Polak, pendant de longues années de séjour, a vu seulement trois Iraniens qu'on eût remarqués en Europe pour leur grosseur. Jadis le tatouage était généralement pratiqué chez les femmes : toutes se faisaient pointiller quelques dessins sur le menton, le cou, la poitrine et le ventre; cet usage a disparu des villes et devient de plus en plus rare dans les campagnes de la Perse occidentale ; mais dans la province de Kirman et le Baloutchistan persan le tatouage est encore coutumier4. Une autre habitude, générale dans certains districts de la Perse et qui se, fait parfois comme une cérémonie religieuse, est de manger de la terre : ainsi, non loin de Reï, l'ancienne Raghès, se trouve une mosquée où les femmes seules ont le droit d'entrer, et dont le sol, composé d'un détritus de roches grises et jaunes, est creusé à coups de dents par les fidèles. Mais cette pratique si commune de la « géophagie » provient surtout d'un appétit dépravé : dans presque tous les bazars des grandes villes se vendent des boules de kaolin ou d'argile blanche moins fine destinées à satisfaire ce goût5. Un vieil usage persan, qui se maintient en quelques villages, est de se faire saigner à chaque nouvelle lune : de là le teint mat et cadavéreux des habitants,qui a fait croire à maint voyageur que la région était des plus insalubres6.
Types et costumes - Noble, derviche et mendiants persans. Dessin de P. Fritel, d'après des photogarphies de Madame Dieulafoy.
Le type persan paraît être le plus pur dans les régions orientales et centrales de la contrée et dans les vallées des montagnes, ainsi du reste qu'on était porté à le présumer avant toute étude directe, par ce fait que les invasions, les immigrations, les croisements pacifiques ont eu lieu principalement dans les régions fertiles de l'ouest et que les habitants des oasis, gardés par les déserts, et ceux des hauts vallons, défendus par les escarpements, ont été moins souvent visités : c'est ainsi que les habitants de Kahroud, dans les montagnes qui s'élèvent entre Kachan et Ispahan, ont encore la fierté d'aspect des « compagnons de Cyrus » et parlent un dialecte que l'on croit être rapproché du pehlvi7. En d'autres endroits écartés, cette langue, qui fut l'idiome officiel de l'Iran jusqu'à la conquête arabe, se serait aussi maintenue. Mais presque partout la race est très mélangée et l'ancien dialecte a disparu. Chaldéens, Lourdes, Sémites, ont eu de tout temps une influence considérable par leur mélange avec les populations persanes de l'Occident; sous les héritiers d'Alexandre et sous les Arsacides, l'élément grec ou hellénisé vint exercer aussi une certaine action. Plus tard, là domination des Arabes introduisit le sang sémitique jusque dans les couches les plus profondes du peuple iranien. Depuis des milliers d'années, des nègres de race pure ou mélangée, des Abyssins, des Somali, entrent en Perse de gré ou de force par la voie des ports, et peut-être même que certains districts de la Susiane étaient jadis le domaine de populations rapprochées des noirs par le teint et l'origine; le nom de la province persane du Khouzistan rappellerait encore le séjour de ces anciens Kouchites, croisés maintenant avec les Iraniens8. Les Turkmènes et autres peuplades tartares ont aussi une part dans le renouvellement graduel de ces populations qu'ils ont si souvent rançonnées. Enfin, l'importation de milliers et de milliers d'esclaves georgiennes et circassiennes pendant près de trois cents années, jusqu'à la conquête de Tiflis par les Russes, au commencement du siècle, a certainement fait beaucoup, au moins dans la région nord-occidentale de la Perse, pour embellir la race. De leur côté, les Persans se sont répandus bien au delà des limites de leur patrie : on sait que, sous le nom de Tat et de Talîch, ils habitent la Transcaucasie au nombre d'environ 120 000, et que dans le Khorassan, l'Afghanistan, la Transoxiane, ils constituent en maints endroits le fond de la population sédentaire : là ils se nomment Sart, Tadjik, Parsivan.
L'un des beaux peuples de la Terre, les Persans sont aussi l'un des plus intelligents. La promptitude de leur compréhension, la finesse et le tour poétique de leurs idées, la puissance de leur mémoire étonnent les Européens; mais ils ont trop de facilité naturelle pour qu'ils croient nécessaire d'avoir une grande persévérance : ils manquent de fixité dans l'esprit9 ; avoir compris leur paraît suffisant, ils ne cherchent point à approfondir. Héritiers d'une longue civilisation et pleinement conscients de leur supériorité intellectuelle sur les populations voisines, ils sont malheureusement leurs inférieurs en courage : Arabes, Kourdes, Turcs et Turkmènes, Afghans, Baloutches ont eu constamment l'initiative de l'attaque dans les guerres ou les révolutions locales, et le royaume est gouverné par un souverain d'origine étrangère, successeur d'autres dynasties conquérantes. Privés de la liberté, qui seule pourrait renouveler leur civilisation, régénérer leur force créatrice, les Iraniens sont obligés de vivre sur leur passé, observant religieusement les traditions anciennes. Ils ne sont pas moins rigides observateurs de la politesse que les Japonais et les Chinois ; dans le moindre village, si ce n'est en des circonstances exceptionnelles causées par le fanatisme religieux, l'approche de l'ennemi ou du collecteur d'impôts, la population reçoit poliment l'étranger. En aucun pays le grand « art de se lever et de s'asseoir » n'est mieux connu et pratiqué avec plus de grâce et de réserve. Habile à veiller sur chacun de ses mouvements, sur le moindre frémissement de ses traits, le Persan d'âge mûr contraste avec les enfants de sa propre race, si vifs et si enjoués pour la plupart. Il aime à parler, à donner un libre cours à son esprit et à son éloquence naturelle; mais il sait parfaitement maintenir un air grave, quand il lui est utile de le faire, modérer son geste, distinguer dans la hiérarchie sociale les inférieurs, les égaux et les supérieurs de tout rang, prendre l'attitude convenable envers tous, présenter même la gorge à un maître comme pour l'inviter à lui couper le cou. Dans la conversation, il sait placer les proverbes et les vers des poètes qui conviennent à sa position ou à ses intérêts, et, sans effort apparent, diriger la pensée de son interlocuteur vers le sujet qu'il veut aborder. « Pigeon avec pigeon, faucon avec faucon ! » répète le Persan pour expliquer comment son langage change du tout au tout suivant l'interlocuteur. Quelle différence entre ce Parsi de nos jours, dressé au mensonge par une longue servilité, et le libre Perse d'autrefois, le fils du « Pur Iran »10, pour lequel « la chose la plus infâme était de mentir » ! La franchise livrerait sans recours le paysan entre les mains de ses oppresseurs ; il s'est donc habitué de père en fils à ruser, et souvent parvient ainsi à éviter la ruine : un village d'Europe où les taxes seraient levées de la même manière qu'en Perse, serait condamné à la famine dès la première année; mais le cultivateur iranien réussit quand même à sustenter sa misérable vie et à labourer ses champs. Les gens habiles qui emploient leurs ta- lents non seulement à se défendre, mais aussi à faire leur chemin dans le monde, deviennent fort redoutables par leur esprit d'intrigue et leurs mensonges, mis presque toujours au service de la cupidité. Un des types les plus communs en Perse est celui des fouzoul, qui ne reculent devant aucune bassesse pour ««manger»: ce sont là les individus qui se présentent les premiers aux Européens comme domestiques, intendants, courriers ou simples donneurs de conseils, et ce sont eux qui par leurs vices contribuent le plus à faire juger trop sévèrement leur nation11 D'ailleurs, que de contrastes de l'un à l'autre extrémité de l'Iran, entre le Talîch vigoureux et brave et l'homme de Kachan que tous méprisent comme un lâche, entre le fin Chirazi, dont les yeux rayonnent d'intelligence, et le lourd cultivateur du Mazanderan, que l'on appelle yabou comme ses chevaux de charge !
1 Indice céphalique des Guèbres du Yezd : 0, 70. (Duhousset, Khanîkov.)
2 Flandin; — Khanîkov, Ethnographie de la Perse.
3 Polak, ouvrage cité; —Baker, Clouds in the East.
4 Ker Porter, Travels in Persia; — Gateiger, Von Teheran nach Beludschistan; — Wills, The Land of the Lion and Sun.
5 Polak, ouvrage cité ; — A. Goebel, Bulletin de l'Académie des sciences de Pétersbourg, tome V, 1863; — Tietze, Verhandlungen der Geologischen Reichsanstalt, 1875, VIII.
6 Khanîkov, Ethnographie de la Perse.
7 Jane Dieulafoy, Tour du Monde; — M. Dieulafoy, Notes manuscrites.
8 G. Perrot et Chipiez, Histoire de l'Art dans l'Antiquité, vol. II.
9 Gobineau, Trois ans en Asie Centrale; —II. Vambery, Sittenbilder aus dem Morgenlande.
10 Hérodote, I, 158; — Burnouf; — Carl Ritter, etc.
11 Polak, Persien und seine Bewohner.
Aux premiers âges de l'histoire, le plateau d'Iran était habité dans sa partie méridionale par des Aryens, et de l'autre côté par des Mèdes, « allophyles » touraniens ayant leur langue propre, quoique obéissant à une caste aryenne comme la nation perse. De même le pays est encore divisé entre deux races1, descendant des anciennes avec plus ou moins de mélange, et la distribution ethnique a probablement peu changé. Le groupe des Turcs et des Turkmènes, qui vient immédiatement après les Iraniens par ordre d'importance numérique, représente la race conquérante ; mais, comme les Mandchoux en Chine, il subit l'influence de la race conquise. Les Turcs, il est vrai, disposent officiellement du pouvoir et l'armée se recrute presque en entier dans leurs rangs ; mais les Persans travaillent avec plus d'intelligence : ils se sont emparés de l'industrie manufacturière, dirigent les affaires, constituent, en un mot, la part civilisée de la nation. Comparés aux Iraniens, les Turco-Tartares de la Perse ont le crâne moins allongé, la face moins ovale, les traits moins expressifs, lés yeux moins grands, le nez plus gros, la mâchoire plus large et plus solide. En général, ils sont de taille plus élevée et de musculature plus forte; à côté des Persans, ils semblent lourds et gauches. Ils sont aussi beaucoup moins rusés et souvent laissent retourner dans les mains du Persan ce qu'ils lui avaient d'abord enlevé par la force. D'ailleurs ils méprisent les anciens maîtres du pays, et dans les districts purement persans ils n'obéiraient qu'avec trop de facilité aux paroles de chefs leur ordonnant de mettre les villes à feu et à sang. Mais, en dépit de la commune origine, ces Turcs de Perse ont aussi toujours combattu les Osmanli avec un extrême acharnement ; la haine de secte les éloigne beaucoup plus des Anatoliens que la différence de race ne les sépare de leurs concitoyens persans, chiites comme eux. Leur idiome diffère un peu de celui des Osmanli et se prononce beaucoup plus durement; cependant les Turcs de l'Asie Mineure et ceux de la Perse se comprennent. Parmi ceux-ci il en est peu d'ailleurs qui ne connaissent aussi le persan, mais il est rare qu'ils le parlent avec pureté. Pendant la première moitié du siècle, la langue de la cour était le turc; de nos jours, c'est le persan.
La tribu turque à laquelle on concède aujourd'hui le premier rang est celle des Kadjar, qui défendait le passage de l'Atrek et dont le chef a pris le gouvernement du royaume d'Iran; néanmoins il a gardé l'orgueil de sa race étrangère : les monnaies du chah des Persans, en même temps khan des Turcs, font encore, à la suite de son nom, mention de son titre de Kadjar. Les Afchar, qui jadis avaient la prééminence nobiliaire et dont une tribu donna naissance au conquérant Nadir-chah, le « Fils de l'épée », sont restés de beaucoup les plus nombreux; au commencement du siècle, leurs diverses tribus comprenaient 88 000 familles. Les Kara-gözIu de Ramadan, les Chah-seven d'Ardebil sont aussi des peuplades puissantes, et la dernière a le privilège de fournir au chah ses cent gholam ou gardes du corps.
1 Jules Oppert, Le Peuple et la langue des Mèdes.
Les territoires où la population turco-tartare se trouve le plus en force sont naturellement ceux du nord et du nord-ouest, les plus rapprochés du pays d'origine. Dans l'Azerbeïdjan, ils embrassent presque tous les habitants de la. campagne; mais jusque dans le centre de la Perse on les rencontre en -colonies nombreuses. Quelques-unes des hordes de Turcomans les Kachkaï, venues dans le pays à l'époque de Djenghiz-khan, campent dans les environs de Chiraz, de Forg et de Taroun, au sud-ouest de l'Iran, et sont assez nombreuses, assure-t-on, pour former au besoin Une armée de trente mille cavaliers. Ces tribus étaient autrefois des plus redoutées. Chaque Turcoman croyait avoir le droit de répandre le sang de tout homme qui lui déplaisait; la plus grande marque d'affection qu'il pût donner à un compatriote était de lui offrir le sang qu'il avait fait couler : « Regarde ce sang comme s'il avait été répandu par toi! Je le mets sur ta tête!1 »
1 Dupré, Voyages en Perse, tome 1.
Dans les hautes terres iraniennes de l'orient, les immigrants de race turque appartiennent à ces tribus turkmènes qui, depuis les premiers temps de l'histoire écrite, sont toujours en guerre contre les gens du plateau. On sait qu'avant l'extermination des Tekke et la prise de possession de leur pays par les Russes, Persans et Turkmènes se disputaient incessamment les pâturages des montagnes bordières et surtout le cours supérieur des ruisseaux alimentant les canaux d'irrigation. Les Iraniens avaient rarement le beau rôle dans ces combats. Il arrivait qu'à la vue des agresseurs, les Pursans khorassaniens, pourtant les descendants de ces Parthes qui firent trembler les légions romaines, jetaient leurs armes, présentaient leurs mains à la corde et liaient eux-mêmes leurs compagnons, sachant néanmoins qu'ils allaient être livrés à une servitude pire que la mort1. De leur côté, les gouverneurs persans faisaient aussi des captifs, mais seulement lorsque, disposant de forces considérables, ils pouvaient surprendre à l'improviste un petit campement de Turkmènes isolés. D'ordinaire les paisibles cultivateurs du plateau n'avaient d'autre ressource que de se réfugier dans les tourelles de défense qui, par dizaines de milliers, s'élèvent au milieu des champs dans la région des frontières; ils laissaient passer la terrible cavalcade, puis, sortant de leurs retraites, ils rentraient dans les villages pour voir ce que leur avaient laissé les Turkmènes et compter le nombre des manquants. Lorsqu'une des tours de défense avait été prise par les Turcomans, les gens du pays ne manquaient pas de la démolir pour en construire une autre, espérant qu'elle échapperait au mauvais sort de l'ancienne.
Certainement les pillards venus de la plaine auraient pu sans peine s'établir sur les hauteurs conquises, mais leur vie vagabonde, leurs mœurs de cavaliers les ramenaient sans cesse dans les régions basses, voisines du désert. Cependant un certain nombre de tribus conservaient leur terrain de conquête, les unes pour y continuer une existence nomade entre les pâturages d'hiver et les pâturages d'été, les autres pour y fonder des villages permanents et se livrer à l'agriculture. Dans le Mazanderan, sur le versant septentrional de l'Elbourz, de même qu'au sud de l'Atrek, et dans le Khorassan, jusqu'aux limites du désert, on rencontre des campements et des villages de Turkmènes, descendants des coureurs de la steppe. De nos jours, l'immigration continue, mais sous une forme pacifique : les marchés d'esclaves à Khiva et à Bokhara sont fermés, la guerre a cessé sur les frontières, que surveillent les sentinelles russes, et, devenues inutiles, les tours de défense des montagnes bordières tombent en ruine2.
Les populations kourdes qui vivent au nord-ouest et à l'ouest du territoire persan ressemblent aux Turkmènes par la bravoure et les mœurs guerrières, mais elles n'appartiennent point à la même race. Occupant en Perse, dans la Transcaucasie russe, et dans l'Arménie turque presque toute la région faîtière et dispersés autour de ce massif central en de nombreux archipels et en îlots, les Kourdes ne sont point constitués en nation ; mais c'est sur le territoire turc qu'ils sont en plus grand nombre et que vivent leurs tribus les plus puissantes, ayant le mieux conscience de leur importance politique. Les Kourdes des montagnes du Zab, du Tigre et de l'Euphrate, en dehors de la Perse, forment le point d'appui de la race entière, à l'exception des tribus que le gouvernement iranien a établies de force près du golfe Persique, dans les montagnes bordières du Kopet dagh, ou même au milieu des Baloutches du sud-est. Il est aussi des populations que l'on doit considérer comme appartenant au groupe ethnique des Kourdes, quoiqu'elles n'en portent pas Je nom. Tels sont les Louri, d'après lesquels a été appelée la province du Louristan, embrassant les vallées du haut bassin de la Kerkha; leur nom est appliqué parfois à tous les nomades de la Perse. La langue des Louri diffère assez de celle des Kourdes pour constituer un dialecte spécial, et ils se croiraient insultés si on les confondait avec les Kourdes, plus souvent désignés par eux sous le nom de Lek. Ceux-ci, les aborigènes, auraient tardé à se convertir au mahométisme, tandis que les Louri, dès les premiers temps de l'Islam, avaient accepté la foi des conquérants arabes3. Leur principale tribu, qui est en même temps la plus importante de la Perse entière par la cohésion de ses clans, est celle des Feïli, qui habite le haut bassin du Haroun, en amont de Chouster et de Dizfoul ; d'après Morier, elle comprendrait cent mille tentes ; son organisation est toute féodale. Quelques clans des Louri portent des noms d'animaux comme les tribus de Peaux-Rouges : ils se disent Corbeaux, Pieds-Jaunes, Jambes-de-Loup.
Les tribus qui, avec celles des Kourdes et des Louri, ont le mieux conservé leur type et leurs coutumes sont les Bakhtyari, c'est-à-dire les « Heureux ». ou les «Vaillants »,. du Louristan et de la Susiane. Suivant quelques auteurs, il faudrait voir en eux de véritables Lourdes; mais leurs dialectes se rapprochent du persan. Physiquement, ils se distinguent aussi par des traits spéciaux. D'après M. Duhousset, qui eut sous ses ordres tout un régiment de Bakhtyari, les hommes de cette race ont, parmi tous les Iraniens, le crâne le plus brachycéphale4. Trapus, robustes, bien musclés comme les Bourdes, ils ont en général le teint brun, une chevelure noire ondulée, l'œil ombragé d'épais sourcils, le nez gros et aquilin, s'abaissant sur la lèvre, le menton carré, les pommettes saillantes : même sous leur costume de bergers, on voit en eux les soldats et l'on est frappé de la ressemblance qu'ils offrent avec les figures représentées sur les monnaies sassanides5. Les Bakhtyari, comme les autres tribus pastorales, campent en été sous la tente, dans les pâturages que la coutume leur assigne ou qu'ils ont conquis petits villages la force de leur bras ; en hiver ils habitent les petits villages de la plaine ou des pentes inférieures. Les deux grandes, divisions des Bakhtyari, les Haft Leng ou « Sept Pieds » et les Tchahar Leng ou « Quatre Pieds », ainsi nommés de la proportion de leurs impôts, se partagent en clans ou tirha, en groupes de familles régis patriarcalement par des chefs qu'assiste d'ordinaire un conseil des anciens; quelques-unes des tribus sont considérées comme ayant une noblesse particulière, soit à cause de la généalogie de leurs chefs, soit en vertu de leurs exploits ou de leurs richesses; d'autres se trouvent à l'égard des tribus plus puissantes dans une sorte de vasselage et la tradition leur attribue une origine inférieure, turque ou persane6. Naguère les Bakhtyari étaient fort redoutés comme brigands et pillards de caravanes, et pour se rendre de Chiraz ou d'Ispahan dans le bassin inférieur de l'Euphrate, les voyageurs prenaient grand soin d'éviter leur territoire : un explorateur récent, Mackenzie, n'a pas _craint de se confier à eux et n'a eu qu'à se louer de leur bon accueil et de leurs prévenances7.
Quant aux Arabes et aux Baloutches, qui sont aussi parmi les habitants de la Perse, la plupart de leurs tribus occupent des territoires limitrophes à leur pays d'origine : les peuplades arabes, qui prétendent être originaires du Nedjed, campent au sud-ouest dans la partie de la plaine du Karoun qui d'après eux a reçu le nom d'Arabistan; de même les Baloutches de Perse habitent au sud-est du royaume une province qui fit jadis partie du Baloutchistan et qui en a gardé l'appellation; d'après Floyer, ils sont en général plus grands et plus forts que ceux du Khanat et plusieurs de leurs clans appartiennent à la famille des Rind ou « Braves » des frontières de l'Inde; dans certains districts, ils ne sont pas moins redoutés que les Turkmènes ne l'étaient naguère dans le Khorassan, et parfois on a vu ces brigands, montés sur des chameaux rapides, qui font jusqu'à 130 kilomètres par jour, pénétrer dans le voisinage de Kirman et de Yezd; mais ils ne tuent pas leurs victimes comme les Turkmènes : ils se bornent à les dépouiller8. Parmi les tribus errantes qui parcourent les plateaux de la Perse et que l'on évalue parfois au quart, ou même au tiers de la population totale9, il en est beaucoup qui se donnent une origine arabe plus ou moins justifiée par la descendance de leurs chefs; mais, quelle que soit leur filiation, ils n'en sont pas moins devenus des Iraniens par le langage et l'aspect. Tels sont les « Arabes » du district de Veramin, au sud-est de Téhéran : leur langage est le persan de la contrée et leur type ne se distingue point de celui de leurs voisins ; les croisements ont transformé peu à peu les anciens immigrants arabes en de véritables Persans.
Turcs ou Kourdes, Arabes ou Baloutches, Persans même, tous les nomades ou semi-nomades de la Perse dont la principale richesse consiste en troupeaux, et qui vivent en été dans les campements des montagnes pour redescendre en hiver dans le voisinage des cités, sont compris sous l'appellation générique d'Iliat ou « Familles ». Suivant les vicissitudes politiques, leur nombre s'accroît ou diminue; lorsqu'une province souffre de la rapacité d'un gouverneur ou du passage des armées, les Iliat Chehr-Nichin qui s'étaient accoutumés à une résidence fixe et à la culture du sol abandonnent leurs villages pour reprendre leur vie errante comme Sahara-Nichin ; dans les temps propices, des tribus se fixent sur les terrains qui leur sont concédés10. Seuls les Kaouli, Louli ou Karatchi, qui sont les Tsiganes de la Perse et que l'on voit çà et là campant aux abords des villes, ne changent point. S'accommodant à toutes les religions, sans en avoir aucune, habiles à dire la bonne aventure, forgerons, étameurs, fabricants de tamis et d'ustensiles de ménage, maquignons et voleurs, ils ressemblent à leurs congénères d'Europe : c'est parmi eux que le chah fait choix de ses coureurs P11; on évalue à quinze mille environ le nombre des familles tsiganes. Quant aux Louti, ce sont à proprement parler les baladins et les montreurs d'ours, les prestidigitateurs, mais on confond d'ordinaire sous ce nom les gens des tribus les plus diverses, associés les uns aux autres pour le vol et le brigandage.
Les Arméniens, jadis fort nombreux sur le territoire persan, ne sont plus représentés maintenant dans le pays que par de faibles communautés. La grande majorité de ceux qui peuplaient les districts septentrionaux de la province d'Azerbeïdjan, soit de quarante à cinquante mille individus, quittèrent la Perse en 1828, pour aller s'établir dans l'Arménie russe, où la moitié succomba de froid et de faim; deux mille cinq cents familles seulement étaient restées dans le pays. En dehors de l'Azerbeïdjan, les Arméniens de la Perse ne sont que des immigrants. En 1605, lorsque le chah Abbas Ier les fit émigrer de leur patrie des bords de l'Araxe, coupant les canaux et les ponts, démolissant même les demeures sous les yeux des bannis, douze mille familles transférées à Ispahan survécurent aux fatigues de l'exil et bientôt s'enrichirent par leur travail ; Chardin, qui vit à Ispahan la colonie arménienne dans toute sa prospérité, vante son industrie et son intelligence commerciale; mais, depuis cette époque, l'oppression des gouverneurs avait réduit la plupart des Haïkanes à la misère. Dans ces derniers temps, ils sont considérés presque comme des sujets russes et jouissent de la protection spéciale du puissant ambassadeur, dont les conseils sont presque des ordres ; leur situation s'est fort améliorée, mais quelques-unes de leurs communautés sont encore peu florissantes, et presque tous leurs jeunes gens émigrent pour aller chercher fortune en Transcaucasie, à Constantinople, dans l'Inde et jusqu'à Java et en Chine. Interrogé par le voyageur Polak, le patriarche d'Ispahan, dont le diocèse s'étend de Hamadan à Batavia, évaluait à vingt mille seulement les ouailles dispersées de son troupeau. Dans les hautes vallées situées au nord-ouest d'Ispahan, quelques villages sont habités uniquement par des cultivateurs haïkanes, vaillants montagnards qui se distinguent singulièrement des Arméniens timorés des villes et qui savent défendre leurs récoltes contre les pillards bakhtyari des alentours12.
Les Juifs sont encore moins nombreux que les Arméniens sur le territoire persan ; on n'en compte pas même vingt mille, avec ceux qui pratiquent leur culte en secret, mais que l'on sait être de faux convertis : très méprisés, ils habitent dans chaque ville un ghetto, pareil à ceux qui se trouvaient autrefois dans les villes d'Europe, et leurs maisons ont des portes basses où l'on se courbe en entrant et qu'il est facile de barricader.
Comme les Juifs d'Europe, ils offrent deux types bien distincts : les uns ont la figure régulière et noble, les yeux noirs, le front grand, les autres la large face à gros nez et à chevelure souvent crépue. Ils parlent le persan, mais un dialecte mêlé de mots anciens et avec un accent particulier ; d'ordinaire ils gesticulent beaucoup, ce qui contribue à les faire mépriser par les Iraniens, pour la plupart très sobres de mouvements. Comme en Europe, les Juifs aiment les métiers où ils ont à manier les étoffes précieuses et les métaux; ils sont joailliers, brodeurs, tisseurs de soie; ils s'occupent aussi de la fabrication du vin, des eaux-de-vie, des acides, et connaissent l'art d'allier et de séparer les métaux. C'est parmi eux que se forment les meilleurs médecins de la Perse, héritiers de la réputation de leurs aïeux, aux temps des califes. Les musiciens et les chanteurs sont presque tous Juifs.
La colonie européenne en Perse se compose d'un petit nombre d'aventuriers et de marchands, sans compter le personnel des ambassades et les spécialistes, professeurs, médecins, industriels ou militaires, appelés dans le pays pour diriger certains travaux ou instruire des régiments. Tous se considèrent comme des visiteurs, et la population les évite comme étrangers,sans relations intimes avec, les familles persanes, il est presque sans exemple qu'ils aient choisi l'Iran comme leur seconde patrie; les déserteurs de l'armée russe, presque tous Polonais, qui s'étaient jadis réfugiés en grand nombre sur le territoire persan, se sont convertis et maintenant on les classe parmi les Iraniens. La Perse n'est pas entrée dans le cercle d'attraction de l'Europe comme l'Égypte et l'Asie Mineure; cependant les conditions du climat et du sol, de même que les évènements politiques, permettent d'affirmer que dans un avenir prochain les immigrants russes ou de nationalités soumises au tsar ne manqueront pas dans les villes du, Mazanderan, du Ghilan et de l'Azerbeïdjan, mais leur action directe sur la civilisation du pays sera longue à se faire sentir. La race iranienne, forte de son long passé de culture, est une des plus tenaces qui existent et la plupart des Européens, loin de changer les populations avec lesquels ils se trouvent en contact , se transforment eux-mêmes en Asiatiques. C'est ainsi qu'autrefois les petites colonies grecques de l'Asie Centrale se fondirent dans les peuples environnants13.
1 De Blocqueville, Ferrier, Vambéry, Mac Gregor, etc
2 Lessar, Mittheilungen von Petermann, X, 1882.
3 Houtum Schindler, Zeitschrift der Gesellschaft für Erdkunde zu Berlin, 1877.
4 Indice céphalique des Bakhtyari : 0,91.
5 Duhousset, Études sur les populations de la Perse; — Khanîkov, Ethnographie de la Perse.
6 Rich ; — Bode, — Rawlinson; — Layard; — Houtum Schindler, etc.
7 Proceedings of the Geographical Society,. March 1885.
8 Stewart, Proceedings of the Geographical Society, Sept. 1881.
9 Morier; — Goldsmid; — Lovett; — Oliver Saint-John; — Häntsche.
10 E. Tietze, Mittheilungen der Geographischen Cesellachaft in Wien, 15 juli 1875.
11P olak, Persien, Das Land und seine Bewohner.
12 Houtum Schindler, Zeitschrift der Gesellschaft für Erdkunde zu Berlin, 1877.
13 De Gobineau, Trois ans en Asie.